"Danxomè" de Yann Fastier : "je" est d’autres
Roman historique s'intéressant à une partie de l’Histoire du Bénin à la fin du XIXe siècle, Danxomè de Yann Fastier, que publient les éditions Talents Hauts et qui est en lice pour le prix littéraire des lycéen/nes et apprenti/es de Nouvelle-Aquitaine De livre en livre, offre un double regard sur cette période coloniale.
Lorsque Alexandre arrive au Dahomey, il a 16 ans, et il se laisse insulter et frapper par son père, médecin de marine, qui concentre à peu près l’ensemble des défauts imaginables pour une seule personne : raciste, homophobe, lâche, violent. Par lui, Alexandre va apprendre que le colonialisme n’est qu’une manière de perpétuer l’esclavage.
Lorsqu’Agosi est enrôlée dans l’armée du roi du Danxomé pour être une "agoojie", une guerrière, une amazone, elle a 14 ans et elle va être formée physiquement et moralement à être prête à tuer et à se sacrifier pour son roi. Pour lui, Agosi va apprendre à survivre et à se battre.
C’est le destin individuel de ces deux personnages, relié au destin collectif de ce pays au double nom (le Dahomey pour les colons français, le Danxomè pour ses habitants) que le roman de Yann Fastier nous fait suivre, dans une violence constante liée à la guerre que livre la France pour maintenir sa mainmise sur sa colonie. Deux destins distincts, dans les deux camps opposés, et selon un principe de montage alterné. Deux destins croisés aussi, qui se rencontreront dans un trou, sur un champ de bataille, au bord d’une rivière, et surtout dans leur apprentissage respectif.
Car Danxomè est un roman d’apprentissage, un apprentissage de l’émancipation ou plutôt des émancipations : émancipations à l’égard des figures d’autorité (son père pour Alexandre, son roi pour Agosi) et de la dimension politique qu’elles véhiculent (le colonialisme, la tradition) mais aussi à l’égard des assignations de sexe, de genre et de sexualité.
La parution de ce roman chez Talents Hauts, maison d’édition qui "s’est fait une spécialité du décryptage des stéréotypes notamment sexistes" et en particulier dans la collection Les Héroïques, sous-titrée "les héros de l’ombre ont voix au chapitre", est l’espace idéal pour ce roman d’émancipations.
Mais revenons sur la part historique, factuelle de ce roman, pour souligner sa grande précision. Le "petit cours d’histoire" (p. 9) que nous livre le narrateur est tout à fait fidèle aux événements historiques et permettent de situer le récit dans ce qu’on a appelé (en France) la "seconde guerre du Dahomey", de 1892 à 1894, lorsque le roi Béhanzin revendique l’autonomie du "royaume de Danxomè" face au protectorat français qui s’est mis en place et que les Français envoient des milliers d’hommes pour le combattre, parachevant ainsi la colonisation ce que qui deviendra le Dahomey puis (en 1975, quinze ans après la décolonisation) le Bénin. Les noms propres (du bateau Le Mytho au général Dodds en passant par le surnom de Béhanzin, le "requin" (p. 55) ou par la remontée vers "Abomey" la capitale), les batailles (la bataille de Dogba est narrée aux pages 95 à 112, celle de Poguessa des pages 135 à 166), les dates, mais aussi les valeurs cardinales de la colonisation (racisme, sexisme, violence, mépris des pauvres, etc.) sont l’objet d’une représentation très historiquement fidèle. Yann Fastier souligne même, en conclusion, avoir été aidé par Théodore Atropko, "guide culturel et touristique passionné de l’histoire et de la culture béninoise" (p. 279).
"Cette question du point de vue détermine les choix stylistiques : la guerre est décrite de l’intérieur par ces deux personnages qui la font sans la comprendre, sans la vouloir, qui la font avant de se poser les questions et d’avoir rencontré l’autre."
Et c’est sur ce fond historique que Yann Fastier va ajouter la part fictionnelle qui passe par une écriture subjective de cette guerre coloniale, racontée au "je" pour les chapitres qui concernent Alexandre et au "tu" pour les chapitres qui suivent Agosi, en raison d’un dispositif qui ne sera explicité qu’au dernier chapitre. Cette question du point de vue détermine les choix stylistiques : la guerre est décrite de l’intérieur par ces deux personnages qui la font sans la comprendre, sans la vouloir, qui la font avant de se poser les questions et d’avoir rencontré l’autre.
Cette "saison en enfer" est en effet placée sous le signe de Rimbaud, dont Karel offre un recueil à Alexandre. Mais plus que Rimbaud et son "JE est un autre", ce qu’Alex découvrira c’est que "je est d’autres" (Claude Simon, La Corde raide). Qu’il s’agisse d'autres extérieurs (les alliés dans chaque camp, les ennemis qui nous ressemblent) ou intérieurs (les autres en soi), Danxomè livre une fiction historique où l’émancipation individuelle vient montrer que l’émancipation collective aurait pu être (ou est encore) possible.
Ces émancipations mutuelles où apparaît la fiction ne sont pas seulement vis-à-vis des figures d’autorité que sont les armées ou patries respectives. Elles touchent aussi aux autres en soi, à la non-binarité inscrite en chacun de nous, en dépit des assignations de sexe, de genre et de sexualité, et de leur supposée coïncidence qui est le support de nombreux stéréotypes.
Parce qu’il (qui ne s’est pas posé la question) a "les traits fins", parce qu’il lit de la poésie, parce qu’au fond il ne répond pas aux canons masculinistes de la virilité, Alexandre subit régulièrement des injures homophobes et sexistes, de la part de son père ("femmelette, lavette, lopette, mazette", p. 8), d’un autre matelot ("Hou là là ! fait-il en m’imitant de façon outrée. De la po-é-siiie ! Ben ma cocotte !", p. 18). Il échappera même de justesse (et pour un motif que la raison romanesque m’interdit de formuler) à un viol. Ce "trouble dans le genre" se retrouve aussi chez Agosi, dont les habits, la coupe de cheveux, les techniques de combat créent une indistinction de genre. Dans les deux cas, l’hésitation ou la non-binarité en matière de genre va conduire à une interrogation sur la sexualité : Alexandre se rendra compte après coup de l’amour de Karel à son égard et cet amour lui donnera la force de s’opposer à son père. Agosi s’interrogera sur sa sexualité à la suite de la demande de Wensi.
Au-delà ou en plus de la dimension historique et du témoignage sur un épisode colonial et l’esprit du colonialisme, Danxomè livre, par le biais du monologue intérieur des personnages, une réflexion sur l’identité en construction à l’adolescence (ce qui était déjà le cas, différemment des deux romans précédents de Yann Fastier publiés par Talents Hauts : Le Renard et la couronne et La Volte). Les personnages incarnent de manière très juste et avec une grande finesse psychologique les questions que toute personne peut se poser en matière d’émancipation des normes collectives : que faire lorsqu’on appartient à un groupe, à un État (et les individus qui le représentent) qui se livre à des violences (coloniales) sur d’autres personnes ? Quel degré d’adhésion et de distance peut-on exprimer ou assumer ? Comment résister aux assignations (de genre, de sexe, de groupe) pour réussir à laisser place aux autres en soi ? Comment accepter et faire accepter que "je est d’autres" ?