David Diop, les couleurs de l’écriture
Il a fait l’événement de la rentrée littéraire 2018. Frère d’âme, du Palois David Diop, seul roman à figurer dans toutes les sélections des grands prix littéraires d’automne, a finalement remporté le plus prescripteur, le Goncourt des lycéens. Il lui a été remis par Emmanuel Macron, à l’Élysée, le 15 novembre dernier, clôturant de façon impromptue mais bienvenue les commémorations convenues du centenaire de la première guerre mondiale.
Le succès du livre rappelle celui du film Indigènes de Rachid Bouchareb qui, il y a douze ans exactement, avait mis sur le devant de la scène les combattants issus de l’empire colonial français, ces "autres libérateurs de la France" durant la seconde guerre mondiale, longtemps oubliés. À la suite de l’émotion suscitée par le film, par ce que la fiction disait de leurs doutes, leur courage et leur peine, Jacques Chirac avait annoncé l’alignement des pensions des anciens combattants étrangers sur celles de leur frères d’armes français. Enfin.
L’histoire à la première personne d’Alfa Ndiaye, jeune tirailleur sénégalais plongé dans la boucherie de la grande guerre, avait tous les atouts pour parler aux lycéens. Minutieusement élaborée dans un style poétique et envoûtant proche d’une certaine oralité, ce roman d’apprentissage donne à voir de l’intérieur le destin d’une jeunesse "qui n’avait pas commencé à vivre". Plus encore, il raconte la prise de conscience brutale de la guerre pour les "tirailleurs chocolats" comme on les appelait alors, souvent absents des manuels d’histoire. Ceux que l’on armait de machettes pour renforcer leur image de sauvages et marquer l’ennemi allemand. L’Allemagne accusa d’ailleurs les Français d’avoir "négrifié leur armée et introduit la barbarie en Europe". Qui est inhumain et qui ne l’est pas ? Frère d’âme pose la question sur cette « terre de personne » qu’est devenu le champ de bataille, première boucherie de l’ère moderne. Le récit commence en Europe et ce n’est que bien plus tard qu’il raconte le village d’origine, au Sénégal, et les blessures d’enfance du héros, que la guerre a fait resurgir.
L’histoire à la première personne d’Alfa Ndiaye, jeune tirailleur sénégalais plongé dans la boucherie de la grande guerre, avait tous les atouts pour parler aux lycéens. Minutieusement élaborée dans un style poétique et envoûtant proche d’une certaine oralité, ce roman d’apprentissage donne à voir de l’intérieur le destin d’une jeunesse "qui n’avait pas commencé à vivre". Plus encore, il raconte la prise de conscience brutale de la guerre pour les "tirailleurs chocolats" comme on les appelait alors, souvent absents des manuels d’histoire. Ceux que l’on armait de machettes pour renforcer leur image de sauvages et marquer l’ennemi allemand. L’Allemagne accusa d’ailleurs les Français d’avoir "négrifié leur armée et introduit la barbarie en Europe". Qui est inhumain et qui ne l’est pas ? Frère d’âme pose la question sur cette « terre de personne » qu’est devenu le champ de bataille, première boucherie de l’ère moderne. Le récit commence en Europe et ce n’est que bien plus tard qu’il raconte le village d’origine, au Sénégal, et les blessures d’enfance du héros, que la guerre a fait resurgir.
"On ne pense pas à la langue dans laquelle on pense."
S’il n’avait pas forcément craint a priori de voir son roman "exotisé" comme c’est souvent le cas des histoires africaines en France, l’auteur franco-sénégalais reconnaît que c’est en partie grâce à ce procédé narratif, non linéaire et non chronologique, qu’il y a échappé. Par ailleurs, la forme du psycho-récit, en faisant entrer le lecteur dans la pensée du soldat Ndiaye sans filtre ni contrainte, lui permet de faire corps avec lui, évitant de passer par un "protocole à dépayser" ou une explication des réalités sénégalaises. Ndiaye pense en wolof et David Diop, dont c’est la langue paternelle, a traduit cette pensée vers sa langue maternelle, le français, dans une phrase classique. L’auteur, spécialiste de littérature du XVIIIe siècle et professeur à l’Université de Pau, a, à ce propos, cette formule splendide : "On ne pense pas à la langue dans laquelle on pense". L’écrivain caméléon a le génie de créer sa propre langue, capable de signifier pleinement un horizon culturel étranger au français, ainsi que le faisait avec le malinké un ancien tirailleur devenu écrivain, qu’il cite souvent, Ahmadou Kourouma. À Bernard Pivot qui lui demandait s'il n'avait "pas peur d’être prisonnier de [son] style si particulier", il avait répondu : "Comme un caméléon, je vais changer de couleur d’écriture dès le prochain livre".
Celui qui a enseigné autrefois dans des lycées de Charente-Maritime (Saintes et Royan) sait combien les livres lus à l’adolescence peuvent marquer. Il se souvient avoir été touché par le premier roman de la grande écrivaine sénégalaise Aminata Sow Fall (Le Revenant), avant de revenir en France pour intégrer une hypokhâgne où il allait s’enthousiasmer pour Jacques le Fataliste de Diderot, tournant de sa vocation de dixhuitièmiste. Il y a vingt ans, il arrivait à Pau, dans une région à laquelle il est particulièrement attaché : sa mère est originaire et vit dans les Landes, le Sud-Ouest est la France de son enfance où il venait souvent en vacances.
C’est aussi dans le Béarn qu’il a rencontré son agent littéraire, Magalie Delobelle de l’agence So Far So Good : "Je l’avais invitée à parler de son métier, peu connu en France, à mes étudiants de Lettres. En l’écoutant, je me suis dis que j’allais lui confier le manuscrit que je venais de terminer et que je m’apprêtais à envoyer par la poste ; elle s’en est très bien occupé !".
Celui qui a enseigné autrefois dans des lycées de Charente-Maritime (Saintes et Royan) sait combien les livres lus à l’adolescence peuvent marquer. Il se souvient avoir été touché par le premier roman de la grande écrivaine sénégalaise Aminata Sow Fall (Le Revenant), avant de revenir en France pour intégrer une hypokhâgne où il allait s’enthousiasmer pour Jacques le Fataliste de Diderot, tournant de sa vocation de dixhuitièmiste. Il y a vingt ans, il arrivait à Pau, dans une région à laquelle il est particulièrement attaché : sa mère est originaire et vit dans les Landes, le Sud-Ouest est la France de son enfance où il venait souvent en vacances.
C’est aussi dans le Béarn qu’il a rencontré son agent littéraire, Magalie Delobelle de l’agence So Far So Good : "Je l’avais invitée à parler de son métier, peu connu en France, à mes étudiants de Lettres. En l’écoutant, je me suis dis que j’allais lui confier le manuscrit que je venais de terminer et que je m’apprêtais à envoyer par la poste ; elle s’en est très bien occupé !".
"La littérature me permet de jeter un pont entre mes deux mondes et mon identité est dans une littérature qui laisse entendre une histoire réussie du métissage entre mes cultures."
Derrière l’histoire de la grande guerre, on trouve dans Frère d’âme une belle réflexion sur la rencontre des mondes et sur le métissage. Comme le lauréat du Goncourt des lycéens 2016, Gaël Faye, David Diop est un métis. Il dit réfléchir à cette thématique depuis fort longtemps, citant un de ses amis, écrivain franco-algérien : "Mon identité est la relation". Alfa Ndiaye, son héros, fils d’une peule nomade et d’un l'agriculteur de Gandiol, symbolise cette richesse identitaire. "La littérature me permet de jeter un pont entre mes deux mondes et mon identité est dans une littérature qui laisse entendre une histoire réussie du métissage entre mes cultures". C’est sans doute pour cela que David Diop livre un récit sans haine, mais d’une profonde lucidité sur la relation à l’autre.
À l’origine de ce roman, le lecture il y a vingt ans d’un livre réunissant des lettres de poilus à leurs familles, qui avait amené David Diop à chercher en vain celles qu’auraient pu écrire les tirailleurs sénégalais. Plus de 160 000 hommes recrutés dans les colonies africaines ont combattu entre 1914 et 1918. Environ 30 000 y ont perdu la vie. Où sont leurs sépultures ? On connaît les nécropoles militaires étrangères, cimetières dont les terrains ont été cédés à titre perpétuel par la France aux pays alliés. Le cimetière de Vimy, dans le Pas-de-Calais, a ainsi été cédé au Canada afin que ses vétérans et les descendants des disparus puissent venir s’y recueillir comme chez eux.
Et pour les tirailleurs ? Des carrés éparpillés un peu partout, quelques monuments dédiés à l’armée noire. Et désormais, le roman de David Diop, cénotaphe de papier pour une génération d’Africains sacrifiés par "la mère patrie". Paix à leurs âmes.
À l’origine de ce roman, le lecture il y a vingt ans d’un livre réunissant des lettres de poilus à leurs familles, qui avait amené David Diop à chercher en vain celles qu’auraient pu écrire les tirailleurs sénégalais. Plus de 160 000 hommes recrutés dans les colonies africaines ont combattu entre 1914 et 1918. Environ 30 000 y ont perdu la vie. Où sont leurs sépultures ? On connaît les nécropoles militaires étrangères, cimetières dont les terrains ont été cédés à titre perpétuel par la France aux pays alliés. Le cimetière de Vimy, dans le Pas-de-Calais, a ainsi été cédé au Canada afin que ses vétérans et les descendants des disparus puissent venir s’y recueillir comme chez eux.
Et pour les tirailleurs ? Des carrés éparpillés un peu partout, quelques monuments dédiés à l’armée noire. Et désormais, le roman de David Diop, cénotaphe de papier pour une génération d’Africains sacrifiés par "la mère patrie". Paix à leurs âmes.
Beata Umubyeyi Mairesse est née au Rwanda en 1979. Poétesse, nouvelliste et romancière, elle a été la lauréate 2020 du Prix des Cinq continents de la Francophonie. Diplômée de sciences politiques, elle a coordonné pendant 15 ans des projets de prévention en santé en France et à l’étranger. Elle vit à Bordeaux.
Photo : Fondation Jan Michalski © Wiktoria Bosc
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