Déjà, l'air fraîchit
Avec Déjà, l'air fraîchit, Florian Ferrier publie aux éditions Plon un roman puissant et glaçant sur l'exploration de la condition des femmes allemandes diplômées au cœur du système nazi et le sort des livres pendant la Seconde Guerre mondiale. Déjà, l'air fraîchit est en lice pour De livre en livre, le prix littéraire des lycéen/nes et apprenti/es de Nouvelle-Aquitaine.
En alchimiste et démiurge d'exception, Florian Ferrier a accompli un prodige littéraire : condenser dans un prénom de sept lettres un roman foisonnant de plus de 650 pages. Aussi devient-il possible de rendre compte de l’œuvre entière en utilisant pour unique sésame ce mot magique : "Elektra".
La protagoniste de Déjà, l'air fraîchit s'appelle Elizabeth Winter. "Elektra" n'est donc pas son prénom d'état civil mais celui qu'elle s'est choisi pour affirmer sa singularité, ce qui dévoile son aspiration à s'élever au-dessus de la mêlée pour gagner la fraîcheur vivifiante des sommets. Cet appel des cimes, auquel le titre du roman fait écho, est à comprendre aux sens propre et figuré, Elizabeth s'avérant une compétitrice ambitieuse et une alpiniste réputée. Mais pour l'auteur, choisir ce prénom rare, c'est aussi le moyen de faire au lecteur une promesse : celle de l'embarquer dans un récit qui le tiendra en haleine à travers le destin d'un personnage hors du commun. Et de fait, Déjà, l’air fraîchit est un livre qui happe et qu’il est impossible de fermer une fois qu’on l’a ouvert. Cela doit beaucoup à l'art avec lequel l'auteur sait enchevêtrer les intrigues et faire dialoguer deux trames narratives principales. L'une se déroule en 1946, tandis qu’Elizabeth, prisonnière des forces alliées, subit moult interrogatoires et s’attend à sa condamnation à mort ; l'autre permet d'emboîter son pas de 1925 à 1946, à différents moments de l'Histoire (montée du nazisme ; avènement triomphant du Troisième Reich ; débâcle militaire ; dénazification) et en différents univers géographiques dont la succession compose une gradation vers l'horreur : les années allemandes ; la France de l'Occupation ; le front de l'Est.
"Elektra" fonctionne aussi comme le symbole d'une des principales forces motrices du récit : l'amour porté par Elizabeth à son père. C'est à lui qu'elle réserve l'usage de ce prénom après qu'il en a eu l'idée. Lorsqu'elle exprime plus tard le vœu que ses proches l'appellent à leur tour "Elektra", c'est après que son père a mystérieusement disparu, faisant de ce mot un moyen de conjurer son absence. Puis, durant tout le roman, elle ne va avoir de cesse de chercher à faire lumière et justice au sujet de la disparition de son père, devenant l'incarnation de la figure mythologique à laquelle son prénom la prédestinait.
"Elektra" dit aussi l'amour des arts et des livres dans lequel le père d'Elizabeth l’a fait grandir. Ce prénom est en effet celui de l'héroïne de leur opéra préféré : Elektra, composé par Richard Strauss en 1909. Or c'est la bibliophilie d'Elizabeth qui donne sa cohérence à son parcours. Devenue bibliothécaire experte pour la SS, on la voit évoluer dans différents services et lieux de l’Europe. En 1938, recrutée à Munich par le SD, elle a pour mission de lire et de trier des ouvrages venus de bibliothèques de l’Europe entière afin de décider de leur sort (destruction, interdiction, conservation, archivage) mais aussi de prendre le pouls de l’opinion publique et de la vie intellectuelle dans le but de rédiger des notes susceptibles d’éclairer les prises de décision de la hiérarchie. En 1939, elle intègre à Berlin le bureau de la RSHA qui est chargé de la documentation, de la propagande et de la conception du monde. En 1940, elle s'installe à Paris en tant que membre de l’ERR, commando dont la mission est de recenser et de mettre en sûreté les objets d’art et les documents historiques appartenant à l’État français ou à des particuliers, notamment à des juifs. Autrement dit, d'en organiser la spoliation. En juillet 1943, relevée de ses fonctions, elle est envoyée sur le front de l’Est, en Ukraine, et y intrigue pour pouvoir continuer à collecter et classer ouvrages et archives.
En renvoyant au compositeur Richard Strauss, "Elektra" porte également en germe ce que le roman ne va plus cesser de questionner en scrutant la trajectoire d'Elizabeth : les liens complexes entretenus par le Troisième Reich avec les arts et le savoir. Les relations ambiguës de Strauss avec le parti nazi sont en effet connues, lui qui, tout en refusant de souscrire à la politique antisémite du régime, apportant même un soutien courageux à Stefan Zweig, assura la présidence de la Chambre de musique du Reich.
Donner à son personnage un prénom qui l'attache au mythe d'Électre est en outre pour Ferrier le moyen d'ancrer son récit en terre de tragédie. Le patronyme d'Elizabeth – Winter – et une certaine manière de comprendre le titre du roman œuvrent dans ce même sens. Tout est conjugué pour dire que Déjà, l'air fraîchit se déploie dans des tonalités de crépuscule et d'hiver parmi des lieux où la morsure glacée de la mort est omniprésente et où tout court à sa perte.
La référence à l’opéra de Strauss permet de surcroît de porter un éclairage décisif sur le personnage d'Elizabeth. En effet, l’Elektra imaginée par Strauss et son librettiste Hugo von Hofmannstahl n’a pas la pureté tragique de l’Électre de Sophocle. Elle est une créature vénéneuse et animale traversée de pulsions irrépressibles. Elle porte les traces de la révolution freudienne. Or telle est bien l’Elektra de Ferrier : à première vue, un personnage qu'on remarque pour sa beauté froide et qui brille par sa rationalité et ses compétences d’organisation et de classement ; un personnage, pourtant, qu'on découvre en proie à des crises maladives de violence et d’impulsivité ; un personnage, en outre, dont la perception du réel peut être déformée par des tendances hallucinatoires et par une consommation abusive d’une drogue psychostimulante qui a effectivement largement circulé dans l’armée nazie : la pervitine.
Le recours à "Elektra" recèle un dernier secret : permettre à l'auteur d'établir un lien profond entre Elizabeth et la figure de la Lorelei, nymphe légendaire dont la beauté, la chevelure blonde et le chant hypnotique font périr les marins qui passent aux abords de son rocher en provoquant leur naufrage. En effet, s'il vient au père d'Elizabeth l'idée de la surnommer "Elektra", c'est en partie parce que ce mot, qui signifie "ambré" en grec, fait écho au blond particulier de sa chevelure. Mais ce lien établi entre Elektra et la Lorelei passe par bien d'autres moyens. Dès le chapitre 2, on suit Elizabeth, âgée de 5 ans, dans le pèlerinage qu'elle accomplit avec son père en plusieurs hauts lieux culturels rhénans, dont le Rocher de Lorelei. Elle l'escalade, s’assoit à son sommet et contemple le Rhin tandis que le soleil joue avec sa chevelure blonde. On note ensuite que sa meilleure amie la surnomme "ma Lorelei". Et à la toute fin du roman, l'épilogue s'ouvre sur une phrase qui boucle avec le chapitre 2 : "Elektra est assise sur une arête rocheuse qui domine les vallées." La référence à la Lorelei est d'autant plus certaine que le chapitre qui précède l'épilogue se clôt ainsi : "Elizabeth, vous êtes une femme vénéneuse." Mais ce qui contribue le plus fortement à fusionner les deux personnages est le titre-même du roman, puisqu'il puise son origine dans le poème La Lorelei de Heine tel que Nerval l'a traduit :
"Déjà l'air fraîchit, le soir tombe,
Sur le Rhin, flot grondant ;
Seul un haut rocher qui surplombe
Brille aux feux du couchant".
Or cette assimilation Elektra/Lorelei en dit beaucoup sur le personnage d'Elizabeth : comme la Lorelei, elle est un instrument de la fatalité dont la beauté et le pouvoir de fascination provoquent la mort de ceux qui sont pris dans son sillage.
Par le titre qu'il lui a donné, Ferrier souhaitait que son œuvre fût à l'image du Rhin du poème de Heine : un roman-fleuve qui serpente dans une atmosphère menaçante de fin du monde et qui entraîne irrésistiblement le lecteur dans les remous mortels de ses eaux sombres ; un roman dont le chant gronde de l'Histoire, des légendes et de la culture allemande ; un roman dominé depuis son rocher maléfique par un personnage féminin aussi fascinant et fatal que la Lorelei. Le pari est tenu. Déjà, l'air fraîchit est un chef-d’œuvre.