Devenir noir
Devenir noir est le nouvel objet convergent de Donatien Garnier, conçu avec le graphiste Franck Tallon et publié par les éditions sun / sun. Entre album de tatouages en prêt-à-porter et récit à double sens, le livre s'édite et s'exporte virtuellement sur le corps de ses lecteurs tandis que le corps de l'auteur s'invite dans les mensurations du livre.
Pour évoquer le livre de Donatien Garnier, il convient d’abord de décrire l’objet : un monolithe noir au format agenda (8.65 x 17.30 cm), entièrement noir – couverture, dos et tranche –, titre double et inversé (Devenir noir / Noir devenir) inscrit en noir brillant sur fond noir mat, le livre est non seulement imprimé tête bêche mais encore une large partie du volume est constituée d’un enchevêtrement de deux textes s’interpénétrant de telle façon que l’interlignage du premier est occupé par le second texte imprimé à l’envers – le jambage des lettres par-dessus la hampe, si l’on peut dire. Un autre jeu typographique isole d’énigmatiques fragments qui paraissent au verso de la page comme imprimés par transparence. Tout cela tend à faire de ce livre un corps, un corps plein et signifiant, et une incarnation terrible.
Car ce que raconte le texte, ou plutôt les textes puisque ce sont au moins quatre textes qui s’entrecroisent là, ont à voir avec le corps, et en particulier le corps encré, scripturé pourrait-on dire, engrammé, marqué par la mémoire individuelle et collective. Le point de départ de la narration semble être une fiction concernant un personnage dont le corps est entièrement tatoué, de phrases. Deux lettres d’un père à ses enfants ouvrent en effet (de chaque côté du livre, donc) le dispositif fictionnel et l’assemblage des points de vue d’énonciation qui se joueront à l’intérieur. Cet homme tatoué d’inscriptions se raconte, se livre, faudrait-il dire, assez complaisamment dans une confidence sans pudeur, pleine d’auto-dénigrement. Toute la vie de cet homme (et notamment sa vie amoureuse) tourne autour de ces tatouages et l’enjeu existentiel consistera pour lui à, littéralement, sauver sa peau. Autant dire que le texte fonctionne sur des échos répétés avec le titre et l’objet éditorial et artistique qui en est le support : ce "devenir-noir" est aussi un devenir-livre du corps.
"S’agit-il d’un photographe de mode devenu à son corps défendant reporter de guerre ? d’un humanitaire embarqué dans diverses mésaventures sur fond de terrorisme ?"
Mais le tatouage n’est pas le seul motif du livre ni son unique métaphore. Nombre de thèmes fonctionnent comme autant d’indices d’un devenir-noir à l’œuvre chez le personnage-narrateur : le dénigrement déjà évoqué, une sensualité noire, autodestructrice, le goût des univers interlopes et des drogues, l’attirance pour la mort, etc. D’autres motifs encore évoquent le noir ou la noirceur : l’industrie de l’exploitation pétrolière dans laquelle le personnage (ou l’un de ses avatars, l’une de ses personnalités) évolue, le continent africain indéterminé où on le voit errer, dans une sorte de flou professionnel qui participe lui aussi de l’obscurcissement du récit : s’agit-il d’un photographe de mode devenu à son corps défendant reporter de guerre ? d’un humanitaire embarqué dans diverses mésaventures sur fond de terrorisme ? La photographie est abondamment exploitée, avec son lexique facilement métaphorique : la chambre obscure, le négatif, l’obturation, l’exposition, la capture, la pellicule, autant de vocables qui forment un dense réseau de significations et qui emprisonne le narrateur dans la toile d’araignée de son récit, dans la résille d’une volupté mortifère. Les sens (la perception comme la sensualité) vont dans le sens du noir. Le tatouage, la photographie, la famille, la misère, tout concourt donc à noircir le tableau. La famille aussi, qui n’est nullement blanche moralement, puisque ce que l’un des deux textes principaux raconte (il est lui-même scindé en deux points de vue diamétralement opposés qui alternent) c’est la traite négrière et son caractère fondateur pour le capitalisme moderne. Or quelques éléments semblent indiquer que la famille de l’auteur fut impliquée dans cet épisode de l’Histoire. Si le livre est sombre, c’est aussi et d’abord parce qu’il est une dénonciation implacable.
Deux textes de 26 chapitres chacun s’emboîtent donc tête bêche comme l’hélice double d’une structure d’ADN qui viendrait encoder dramatiquement l’aventure humaine, 26 comme les 26 lettres d’un alphabet noir rappelant le mythe d’un golem fait de lettres et de chair. Les textes, calibrés au cordeau pour pouvoir s’imbriquer exactement, semblent saturer la page, l’emplir peu à peu de noir dans une sorte de trop-plein de sens, de recouvrement littéral, comme si les textes sur la page manifestaient visuellement, dans un fondu au noir permanent, leur propre disparition programmée.
Devenir noir, de Donatien Garnier
Éditions sun/sun
Septembre 2021
156 pages
20 euros
ISBN : 979-10-95233-14-5
(Photo : Quitterie de Fommervault)