"Dice", le webtoon qui cache bien son jeu
Un lycéen victime de harcèlement obtient la possibilité de changer de vie quasiment du jour au lendemain, à travers un étrange jeu de dés... Un webtoon1 de Hyunseok Yun, publié chez Nazca, qui traite de l'obsession de la réussite et n'est pas sans évoquer certains travers de notre société.
Dongtae a peu d'estime pour lui-même : il est petit, voûté, la mine toujours un peu défaite, ne brille pas spécialement par ses résultats scolaires, et se fait harceler constamment, incapable de faire face. Ce n'est pas ainsi qu'il arrivera à séduire Eunjoo, une fille de sa classe dont il est amoureux, et il jalouse Taebin, le nouveau qui vient d'arriver au lycée, grand, athlétique et populaire.
À force de s'intéresser à ce nouvel élève qui semble moins innocent qu'il tente de le faire croire, Dongtae découvre le Dice malgré lui, sans se douter que son existence va dès lors radicalement changer... Dice est le nom du "jeu" autour duquel se construit l'histoire, et dont le principe est simple. Un maître du jeu, apparemment omniscient et qui se fait nommer X, envoie des quêtes sur le portable des joueurs via une application. Lorsqu'une quête est accomplie, et selon sa difficulté, des dés apparaissent, qu'il faut lancer pour obtenir un certain nombre de points. Ces points sont alors "échangés" contre des compétences, qui peuvent être la force, la beauté, l'intelligence ou la vitesse. Les premières quêtes sont d'une grande facilité, créant une forme d'addiction : quiconque s'initie au jeu voit rapidement ses qualités physiques ou cérébrales décupler.
Dongtae, dans son désir de se faire remarquer d'Eunjoo, se lance à corps perdu dans les quêtes, devenant rapidement plus beau, et plus grand. Or le jeu se diffuse rapidement dans tout le lycée, et devient source de conflits et de compétition : face à un tel potentiel, les esprits s'échauffent et perdent toute notion de bien et de mal.
Ce manhwa2 prend le parti de débuter dans un contexte tout à fait réaliste, celui de la vie de lycéens, au pays de la compétition et de l'excellence scolaires. Car rappelons-le, la pression des résultats, en Corée du Sud, est sans doute la plus forte au monde. Cette concurrence acharnée est représentée dans la série par l'importance de la hiérarchie entre élèves, qui croise les résultats scolaires, la beauté, l'aisance, ou encore les compétences sportives.
Or le dé, qui symbolise l'injustice par le hasard de la naissance, devient à travers le Dice la solution face à cette iniquité : lorsqu'il est entre les mains du joueur, qui le contrôle, il agit sur le destin de chacun. Difficile, alors, de ne pas être tenté d'améliorer sa vie d'un coup de dé...
Le récit s'attache particulièrement aux différentes réactions des personnages face au Dice, à mesure qu'ils le découvrent : le protagoniste remet régulièrement en question sa dangerosité, tandis qu'un ami à lui investit tous ses points dans la puissance de son seul bras, recherchant une forme de super pouvoir. D'autres créent des guildes, agissent en solo, ou misent tout sur l'intelligence pensant ainsi s'en sortir quoi qu'il arrive. Seule Eunjoo refuse d'utiliser ses dés, s'opposant à la frénésie qui s'empare de ses camarades.
"Comment alors ne pas penser, certes à l'accumulation de capital, mais aussi, plus d'actualité, à une accumulation de likes, de followers, et autres formes de reconnaissance sociale qu'offrent les réseaux sociaux ?"
Dans la majorité des cas, le désir d'accumulation des dés prend le pas sur la raison. Pourquoi se satisfaire de ce que l'on a, lorsque la manne est illimitée ? Les comportements, on le devine, vont virer parfois à la barbarie, ou du moins à une sorte d'obsession frénétique. Comment alors ne pas penser, certes à l'accumulation de capital, mais aussi, plus d'actualité, à une accumulation de likes, de followers, et autres formes de reconnaissance sociale qu'offrent les réseaux sociaux ? On y retrouve des comportements que l'on connaît en ligne : certains élèves, dans la série, recherchent juste à accroître l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et leur popularité, quand d'autres s'affrontent en tant que leaders, dans une véritable course à qui aura le plus de points, le plus d'influence. Plus prosaïquement, on pense aussi à l'explosion d'actes de chirurgie esthétique, dont la Corée du Sud détient le record par habitant, et face aux scènes où les élèves choisissent d'être plus beaux, plus grands ou plus rapides, l'auteur pose assez explicitement la question du transhumanisme. Face à la possibilité d'amélioration de soi qu'offre le Dice, comment, et quand s'arrêter ?
Visuellement, l'auteur a une utilisation plutôt décomplexée du numérique, lui permettant de jouer, par exemple, sur l'aspect translucide et luminescent des dés, et donne un petit côté high-tech au graphisme. Comme pour la grande majorité des webtoons, l'album est entièrement en couleurs, avec un rendu assez proche des séries animées. Les ambiances sont très caractérisées, avec des dominantes de couleurs qui évoluent d'une scène à l'autre, et une attention particulière au travail sur la lumière.
Bref, une série tout à fait dans l'air du temps, et qui a le mérite de poser, sans dénoncer lourdement, les dérives d'une époque où les désirs se doivent de plus en plus d'être assouvis, quelles qu'en soient les conséquences.