Du lieu au décor : quand le cinéma fabrique nos imaginaires
Appréhender un lieu comme un possible décor de cinéma n’est pas une gageure. Rien n’est laissé au hasard, finalement, si ce n’est celui du coup de cœur initial à partir duquel il va falloir composer. En 2023, environ mille jours de tournage ont eu lieu en Nouvelle-Aquitaine. Avant de s’installer en région, les productions font appel aux services des commissions régionales du film et au savoir-faire des repéreurs qui sillonnent le territoire. Entre le choix du site et le tournage, les lieux se transforment pour créer des imaginaires géographiques plus ou moins proches du réel. Ces représentations filmiques des paysages néo-aquitains ont fait l’objet d’un long travail de recherche universitaire, dont les précieuses analyses se complètent par les témoignages de trois professionnels de terrain.
Dès le début du XXe siècle, des cinéastes comme Alice Guy ou Louis Feuillade s’éloignent progressivement de Paris pour aller tourner en province, à la recherche de décors naturels pour un plus grand réalisme. Un mouvement qui demeure minoritaire puisqu’un siècle plus tard, l’industrie cinématographique française reste encore très parisienne. Cependant, la politique de décentralisation culturelle démarrée au début des années 1980 a favorisé le développement des tournages en région. La création des premières agences et commissions régionales du film dans les années 1990, puis en 2004, la mise en œuvre d’une règle fixant la répartition des apports financiers entre le CNC et les régions ont encore accentué le phénomène. En 2016, le nouveau découpage régional entérine la création de la plus grande région de France : la Nouvelle-Aquitaine. L’hétérogénéité et la vastitude de ce territoire en font un réservoir à décors incomparable.
Ce sont les faits. Mais pour aller au-delà, mesurer, analyser et comprendre scientifiquement les effets de cette politique de décentralisation dans le cinéma et l’audiovisuel, des chercheurs en études cinématographiques, des géographes, des économistes de la culture et des spécialistes de la géocritique se sont regroupés pour mener une étude au long court. Ainsi est né en 2020 le programme de recherche VisionNAges, financé par la Région Nouvelle-Aquitaine et soutenu par les Universités Bordeaux Montaigne, La Rochelle, Limoges et ALCA. Ces quatre années de recherche ont été ponctuées par plusieurs journées d’étude. Elles ont aussi donné lieu à la publication d’un premier ouvrage aux Presses universitaires de Bordeaux, La Nouvelle-Aquitaine à l’écran : territoires et imaginaires fictionnels, et à la création d’une exposition, Un Atlas cinématographique en Nouvelle-Aquitaine1. Les réflexions de ce groupe de chercheurs reposent avant tout sur les imaginaires produits par les films (environ 150 longs métrages, téléfilms et séries analysés, tournés en Nouvelle-Aquitaine entre 2004 et 2020).
S’il est évident que le cinéma contribue à façonner notre perception du réel, quels sont les mécanismes à l’œuvre dans cette fabrique de nos imaginaires géographiques ?
La répartition des tournages sur le territoire. © Passages. Source : CNC – base Film France,
Ça s’est tourné près de chez vous (période 1962 – 2018).
Des lieux interchangeables
Une tendance majoritaire se dessine dans la production cinématographique actuelle qui tend à utiliser les lieux de manière interchangeable. Selon Camille Gendrault, enseignante et chercheuse en Cinéma et Audiovisuel et coordinatrice du programme VisionNAges, "le travail de transposition des lieux est beaucoup influencé par le système actuel de financement des films. Les scénarios s’écrivent de plus en plus en pensant à une typologie de lieu plus qu’à un paysage spécifique et selon l’origine des aides obtenues, les tournages vont se dérouler dans telle ou telle région ou commune. Les lieux sont de moins en moins filmés en tant que tels." Un constat partagé par les professionnels comme Pierre Magnol, réalisateur, directeur artistique, artiste CG et motion designer, qui vient de réaliser à la demande d’ALCA une vidéo de présentation des décors de cinéma néo-aquitains : "Ces images sont comme des tableaux vierges dans lesquels on peut projeter n’importe quelle typologie de personnage, de scène ou d’ambiance." Les espaces présentés dans ce film sont volontairement anonymisés.
Les lieux ne sont pourtant pas toujours facilement substituables les uns aux autres. Lorsque Patrick Grandperret tourne Meurtrières à La Rochelle et L’Île de Ré, on est loin du Chalon-sur-Saône initialement imaginé par Maurice Pialat dans son scénario. Il a fallu casser l’imaginaire collectif attaché à ces paysages de villégiature pour y implanter l’histoire de ce drame social. C’est ce genre de tour de force que se plaît à accomplir le cinéma pour infléchir notre appréhension du réel. Que ce soit pour se détacher des images d’Épinal ou pour répondre aux intentions d’un réalisateur, les techniques de transposition d’un lieu sont multiples et se réfléchissent dès l’étape du repérage.
Des procédés de transposition
Être capable de projeter immédiatement son imaginaire dans un lieu : c’est le premier critère avancé, tant par Pierre Magnol que par le repéreur et régisseur adjoint Valentin Jolivot. Pour ce dernier, ce qui fait un bon décor, "c’est là où il y a des évidences : un lieu qui déclenche en nous un enthousiasme, qui nous anime, dans lequel on se projette immédiatement et qui répond à tous les critères des différents corps de métier d’un tournage." Il parle d’un regard à la fois esthétique, sensible, mais aussi de technicien : celui qui sera capable de discerner l’importance de certains détails et de trouver des solutions, collectivement, pour répondre aux exigences de la réalisation. Car "le décor idéal n’existe pas, avoue Valentin Jolivot, on va le reconstituer". Les différents techniciens présents sur un tournage – chef décorateur, cadreur, chefs opérateur et électricien – vont s’accorder pour en effacer tous les détails anachroniques et construire un univers fictionnel à partir des fragments de réels offerts par ce lieu.
Plusieurs procédés de transposition ont ainsi été répertoriés par les chercheurs du programme VisionNAges : filmer hors saison (comme le fit Patrick Grandperret), laisser hors champ ce qui est trop connoté, recomposer au montage des prises de vues réelles filmées dans des lieux différents, ou encore jouer sur la lumière. Celle de Madre, le film de Rodrigo Sorogoyen, est bleutée et froide comme l’histoire glaçante de ce long métrage que le soleil du littoral landais ne parvient pas à réchauffer.
Cette manière d’appréhender les espaces à contre-pied rejoint la démarche de Pierre Magnol, qui s’efforce de toujours poser un regard décalé sur l’endroit qu’il observe : "J’essaie de prendre les lieux à rebours et à hauteur d’homme, de regarder dans la direction opposée de ce qui serait le sens instinctif pour aller chercher l’angle de vue et la lumière qui va les transformer et les faire passer de lieux communs à remarquables", remarquable ne signifiant pas nécessairement éblouissant ou beau. La valeur esthétique des lieux, quand on parle de décors de cinéma, est toute relative. La fiction peut aisément magnifier un espace a priori rebutant ou banal, comme le souligne Pierre Magnol, en précisant cependant : "Cela ne peut fonctionner que dans un exercice de contemplation", à l’image de ce qui se déploie dans le film de Godfrey Reggio, Koyaanisqati.
Des lieux fragiles et habités
Le cinéma est truffé de ces friches, immeubles abandonnés et autres zones industrielles, au même titre que les sites patrimoniaux ou les paysages naturels. Si ces derniers sont bien référencés dans les bases de décors de Film France, alimentées par le travail de terrain des bureaux d’accueil de tournage (BAT), ceux-ci veillent de plus en plus à la sauvegarde de leurs territoires : "En Charente-Maritime, explique Sandrine Zoller, responsable du BAT de ce département, nous avons du littoral, de la forêt et des marais. Ce sont des lieux très sensibles et notre travail est aussi d’alerter les productions sur cette fragilité, de les inciter à tourner en tenant compte des précautions à observer. Des organismes comme l’ONF ou les Conservatoires du littoral et de la biodiversité ont véritablement un rôle à jouer, en étant accompagnants. Il est essentiel de sensibiliser tous les membres des équipes de tournage aux enjeux de nos territoires."
Ces commissions régionales du film sont, depuis leur création dans les années 1990, de précieux interlocuteurs pour les équipes de production qui viennent s’installer pour un temps en région. Leur rôle est de faciliter à tous les niveaux l’accueil des tournages : prérepérage et mise en relation avec les techniciens et les réseaux professionnels et institutionnels du territoire. La plupart cinéphiles passionnés, les membres de ces BAT connaissent parfaitement leur département qu’ils sillonnent à la recherche de décors, anticipant les demandes les plus diverses. Si certaines découvertes sont le fruit du hasard de leurs pérégrinations, d’autres lieux leur sont proposés par des propriétaires attirés par la rémunération, la recherche de prestige, ou encore la simple curiosité de découvrir les coulisses du cinéma.
La rencontre avec l’habitant est un aspect essentiel dans cette quête du "bon endroit". Certains autochtones seront surpris de voir toquer à leur porte un repéreur bonhomme venu les convaincre de confier pour un temps leur lieu de vie. "Je me suis déjà mis à table avec une famille entière", raconte Valentin Jolivot, pour qui le relationnel et l’humain sont ce qui caractérise avant tout ce métier et qui lui donne envie de continuer.
S’il reste encore des pistes de recherche à explorer pour les universitaires du programme VisionNAges, comme l’étude de la réception des films ou encore l’analyse des traces laissées par les tournages, Camille Gendrault affirme d’ores et déjà que "les lieux ont toujours intérêt à être filmés, même lorsqu’ils sont représentés de façon négative. Leur donner de la visibilité est toujours important et souvent perçu positivement par les habitants. Cela leur confère une sorte de reconnaissance et d’existence aux yeux des autres."
Invitation au voyage, le cinéma fait émerger l’exotisme des lieux, même les plus ordinaires, pour mieux les inscrire dans nos imaginaires.
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1. Une présentation détaillée du programme est accessible en ligne sur https://visionnages.hypotheses.org
Le site internet contiendra à terme toutes les ressources produites par l’étude. Le groupe de recherche propose également un catalogue de médiation enrichi, en ligne ou au format papier, à destination des médiathèques, présentant vingt films tournés en Nouvelle-Aquitaine.
Le premier ouvrage publié aux PUB sera suivi d’un deuxième volume consacré aux enjeux économiques, aux politiques culturelles et aux logiques professionnelles à l’œuvre (sortie prévue fin 2024).
Enfin, l’exposition qui a été inauguré au cinéma Jean Eustache en décembre 2023, va tourner dans divers lieux culturels et salles de cinéma de la région, en partenariat avec CINA : prochaine étape, à Agen, au cinéma Les Montreurs d’images.