Édition de sciences humaines : donner la parole au réel
Retranscrire la réalité, sans la réécrire, sans la déformer, sans jouer avec les émotions, c’est le combat et l’engagement commun aux six éditeurs que nous avons rencontrés : Philippe Bultez Adams et Florence Devesa (Fyp, Limoges), Bruno Courtet (Le Muscadier, Cognac), Clémence Seurat (369 éditions, Cognac), Jean-Luc Veyssy (Le Bord de l’eau, Lormont) et Marie Virolle (Marsa, Rilhac-Rancon). Ils donnent la parole à celles et ceux qui vivent cette réalité et offrent au plus grand nombre un espace libre pour mieux comprendre les faits de notre société.
Des lignes éditoriales engagées
"Ce monde a tellement besoin d’idées". Ces mots de Jean-Luc Veyssy, directeur des éditions girondines Le Bord de l’eau, semblent être le dénominateur commun de six structures éditoriales implantées en Nouvelle-Aquitaine et dont la spécialisation en sciences humaines et sociales est la spécificité. Engagés dès les premières heures de leur aventure, ces professionnels ont construit leur catalogue autour des notions de retranscription et d’explication du réel.
Bruno Courtet fonde sa maison en 2010 et publie douze titres par an. Spécialisé en jeunesse, il précise que c’est "surtout à cet âge de l’adolescence que l’engagement se joue" et que les jeunes sont en attente de ce genre de littérature. Avec des textes d’une qualité littéraire toujours vérifiée, ses publications interrogent des sujets très concrets de la vie quotidienne ou de l'actualité. La collection "Saison psy", par exemple, se compose d’une fiction autour d’une thématique (alcoolisme, addiction aux écrans, etc.) et propose à un psychologue spécialiste du sujet de démystifier le fonctionnement du personnage.
Montrer de vrais faits de société et être pleinement dans le réel, c’est aussi la volonté des éditions 369, créées en 2017 à Cognac. Maison d’édition plurielle à la perspective éditoriale originale : relier des choses qui ne le sont pas encore, révéler notre monde complexe aux multiples facettes ! C’est à partir de ce postulat que la collection "manuels" se construit autour d’ouvrages complémentaires publiés par série de trois. Chaque titre se compose d’un reportage qui est le fruit d’un travail de terrain et croise divers points de vue, d’une introduction pour expliquer le choix de ce sujet et d’une partie de ressources pratiques pour aller plus loin. Dans tous les sujets choisis – d’une société mixte d’énergie renouvelable à une réserve écologique ou à la mise en place de la safecity (surveillance urbaine numérique) – "il y a toujours cette idée de gestes quotidiens qui s’inscrivent dans une vision politique et de modes de vie différents, et qui est porteuse de transformation sociétale", précise Clémence Seurat. Et parce que ces initiatives sont collectives et que la maison se définit comme une "zone d’expérimentation éditoriale" qui met en conversation le livre, les registres, les idées, à chaque nouvelle parution d’un triptyque, la saison passée est téléchargeable en licence libre (Creative Commons). "On raconte des histoires qui ne nous appartiennent pas" et les rendre accessibles librement, au-delà d’un engagement fort, c’est leur donner la possibilité de rayonner plus largement.
Cette notion de collectif et de parole du terrain, Philippe Bultez Adams l’exprime très justement : "La pensée doit être restituée aux gens. "Les sciences humaines, selon lui, par la pluralité des sujets et des champs qu’elles investissent, sont capables d’exprimer la réalité en s’appuyant sur celles et ceux qui la vivent directement, et permettent ainsi au plus grand nombre d’avoir toutes les armes pour comprendre nos actualités. En essayant de trouver ce sens commun, c’est l’idée de faire force ensemble, d’amener des idées qui soient fédératrices dans le sens de "société". C'est en tout cas la ligne directrice pour laquelle les éditions Fyp se battent depuis près de vingt ans.
Pensées et universités
Créées en 1993, les éditions Le Bord de l’eau se sont entourées très vite de plusieurs directeurs de collection, universitaires pour la majorité. Ce versant académique est monnaie courante pour les éditeurs de sciences humaines : les universitaires sont des professionnels confirmés pour expliciter des sujets d’actualité. En parallèle, la coédition avec des laboratoires de recherche sécurise le modèle économique au travers de subventions ou de partenariats. Au Muscadier, par exemple, une convention de partenariat est signée pour une période de cinq ans avec l’Inserm1. Ce fonctionnement assure le financement de la fabrication des livres et permet d’accéder à un réseau de diffusion spécialisé. Jean-Luc Veyssy explique aussi que ce modèle a une double dimension : "commerciale et académique." Au-delà de la qualité de leurs recherches, les universitaires viennent chercher un accompagnement privilégié, un travail sur le texte plus conséquent pour vulgariser et adapter leurs écrits.
Ce travail d’accompagnement est le cœur même du métier d’éditeur. S’il est présent dans tous les genres de littérature, il est d’autant plus important pour les sciences humaines. "Nous n’avons pas affaire à des gens dont l’écriture est le métier", explique Philippe Bultez Adams. Les penseurs peuvent être des spécialistes du sujet, au sens académique du terme, mais ce sont aussi tous ces gens qui sont confrontés à une réalité. De fait, leur écriture est propre à leur milieu mais pas nécessairement compréhensible par tous les cerveaux humains ! Jean-Luc Veyssy précise également qu’"il faut savoir se détacher d’un texte" et l’éditeur doit aider l’auteur en ce sens, sans jamais imposer sa propre vision.
L’éditeur est donc la clé pour aider l’auteur à produire des idées et à les adapter au public cible. Un besoin d’autant plus nécessaire aujourd’hui que le public se sent davantage concerné par les problématiques sociétales et que ces sujets sont abordés fréquemment dans les sphères privées comme publiques.
Éditeur en région, éditeur sans frontières
Cognac, Limoges, Lormont ou encore Rilhac-Rancon, toutes ces structures se sont implantées en Nouvelle-Aquitaine. Elles rayonnent pourtant au-delà des frontières. Si Jean-Luc Veyssy lie son installation en région à son histoire personnelle, à ses racines, il conclut qu’"il n’y a pas plus de mérite de le faire ici qu’ailleurs". Un raisonnement partagé par Florence Devesa et Philippe Bultez Adams : "On publie à Limoges de la même manière qu’ailleurs." Bien sûr, ne pas être à la capitale apporte un lot de complexités : difficile accès aux médias, aux institutions nationales, etc. Mais les collaborateurs sont partout et le périmètre ne peut pas se limiter au marché régional. "Et si le confinement nous a appris quelque chose, ajoute Philippe Bultez Adams, c’est que nous pouvons travailler n'importe où et que la pluralité des sciences humaines permet de s’adapter à chaque situation, sans distinction de frontières."
Le champ spécifique de ces maisons offre moins de relais que des publications purement littéraires. C’est à partir de ce constat que des maisons comme 369 éditions ont créé le Forum du design2, un événement pour rendre vivantes leurs explorations politiques et écologiques. "Nous parlons de territoires très ancrés mais notre maison a une constellation de territoires, cet ancrage multiple fait sens avec notre politique générale." Comme l’exprime Clémence Seurat, sans être un frein, l’ancrage régional est avant tout un lieu de ralliement. "Nos livres, loin de déprimer les jeunes, sont faits pour leur donner de l’espoir" : Bruno Courtet semble ainsi résumer parfaitement l’engagement précieux de toutes ces maisons d’édition.
Marsa Publication-Animation et sa revue A Littérature-Action
"La revue, c’est un creuset de création, de rencontres, d’analyses ; c’est une pépinière, le lieu idéal." Marie Virolle, après une première expérience éditoriale, créé l’association Marsa Publication-Animation en 2017, lors de son retour en terres limousines. Accompagnée d’un réseau solide de collaborateurs, dont Laurent Doucet qui codirige l’association, la structure compte aujourd’hui une quinzaine de titres au catalogue et travaille actuellement sur le 10e numéro de la revue. Le catalogue et la revue se répondent et se soutiennent sur plusieurs lignes directrices et profondément engagées. D’abord, l’international : "le transculturel est pour nous fondamental" ; désenclaver tout et partager tous les imaginaires. La revue propose des rencontres autour d’artistes, de plasticiens, d’écrivains du monde entier. Par exemple, le dernier numéro (#9) est consacré au dialogue avec le Japon et plus particulièrement autour du surréalisme. De la même manière, certains textes sont publiés en version bilingue pour assumer les identités plurielles, ce "tout-monde de l’humain et de l’imaginaire" dans lequel nous vivons.
Toujours militante, l’association "ouvre des issues éditoriales" à des créateurs émergents, notamment à des jeunes issus de quartiers prioritaires ou sensibles. Un soutien récurrent dans chaque numéro avec un texte ou deux choisis, sans jamais quitter une exigence profonde pour la qualité littéraire. En filigrane, la promotion des écritures des femmes (en poésie particulièrement) est un combat quotidien. Enfin, la revue, bien que rayonnant à l’international, s’inscrit dans un territoire (Rilhac-Rancon, 87) qu’elle s’engage à défendre et à investir.
"Je crée des passerelles, des ponts, des chemins, pour toujours décloisonner les pensées !" : Marie Virolle publie ainsi une revue qui fait dialoguer différents champs de création pour porter haut et fort la puissance de nos idées.
1Institut national de la santé et de la recherche médicale.
2Première édition en 2018. La prochaine se tiendra en juillet 2021 au Pays de la Meije, dans les Hautes-Alpes : 369editions.com/forum-design