Élie au sommet du noble art
À la fin des années soixante, l’Amérique gronde. Les mouvements contestataires s’organisent, et font entendre leur voix. Le pays s’écharpe autour de la question d’un conflit dans lequel il s’enlise, alors qu’aucun GI n’aurait jamais dû y poser une Ranger, et de celle des droits civiques qu’il serait bon d’accorder à ceux qui ne sont peut-être pas de la même couleur de peau que l’oncle Sam mais à qui on ordonne d’aller crever pour une bannière étoilée.
C’est dans ce contexte que le 26 octobre 1970, Atlanta reçoit l’un des événements sportifs les plus attendus de la décennie. Bien plus qu’un simple match de boxe, c’est toute une nation qui s’apprête à monter sur le ring.
Première reprise
Dans le coin noir, culotte blanche, Mohamed Ali et toute sa clique. On ne présente plus le boxeur tant il est déjà légendaire mais, quand même, petit rappel des faits. Vingt-neuf victoires pour zéro défaite à ce jour. Après avoir été déchu de son titre et interdit de boxer pendant près de trois ans et demi pour avoir refusé d’aller servir au Vietnam, l’ancien champion du monde des lourds est enfin de retour aux affaires. Son jeu de jambe est inimitable, son jab est dévastateur et sa grande gueule ne laisse personne indifférent. Lors de ces deux dernières années, Il est également devenu l’un des fers de lance de la Nation of Islam, organisation nationaliste et suprémaciste noire, dirigée par le controversé Elijah Muhammad.
Dans le coin blanc, culotte bleue, Jerry Quarry et tout son clan. Éternel grand espoir de la boxe qui n’aura jamais réussi à confirmer les attentes de ceux qui croyaient en ses chances, ce combat se présente pour lui comme une opportunité de pouvoir relancer une carrière qui n’en finit plus de stagner. Il est le champion incontesté de l’Amérique qui perd.
Au bord du ring, Élie Robert Nicoud, auteur français et grand amateur du noble art, affute sa plume. C’est lui qui va nous commenter ce combat.
Premier coup de gong, c’est parti. Ali tourne autour de son adversaire. D’entrée de jeu, ça cogne fort. Jerry encaisse. Au même moment, une autre déferlante s’abat sur le ring et surprend le lecteur. Elle vient de la table de presse. Contre toute attente, ce n’est pas Ali mais Élie qui mène véritablement la danse. C’est lui qui surclasse les boxeurs. Les mots font plus mal que les poings. Dans le plus grand secret, l’auteur s’était bien préparé, documenté sur les protagonistes de cette histoire. Il distribue à tour de bras. Chacun ramasse à tour de rôle.
C’est d’abord l’ex-champion, l’idole de tout un peuple, qui va en faire les frais.
Les coups pleuvent, Ali est dans les cordes. Élie se déchaine. Il n’esquive rien. Ali vacille sur son piédestal. Il pose genou au sol.
Élie ne frappe pas les hommes à terre alors c’est maintenant au tour de Jerry d’en prendre pour son grade, Jerry et sa famille de tordus. Jerry la "guigne", Jerry au cuir fragile qui saigne pour un rien… Néanmoins les coups portés semblent moins percutants. Jerry a perdu d’avance alors pourquoi s’acharner. On le sent bien, Élie frappe avec moins de conviction, avec davantage de compassion peut-être. Il profite juste de cet adversaire pour garder le rythme en attendant qu’Ali reprenne son souffle, qu’il se relève. Et il se relève.
Alors Élie se retourne et cogne de plus belle. Il balance tout ce qu’il a. Ali Dérouille. On sent bien que l’auteur meurt d’envie de lui refaire le portrait ou du moins d’en dresser un autre que celui auquel le monde a été habitué, de rétablir une sorte de vérité, la sienne, celle que son amour pour la boxe de Joe Frazier, celle de Sugar Ray Robinson, lui dicte.
Élie use des répétitions comme un boxeur doit répéter mille fois le même geste pour enfin traverser la garde de son adversaire. Les messages doivent être martelés si l’on veut qu’ils soient compris. Ses digressions sont autant de coups portés au corps pour mieux revenir et surprendre à la face. N’écoutant que son cœur, Élie se met à frapper sur tous ceux qui bougent, mais aussi ceux qui ne bougent pas. Voilà qu’il éclabousse le public, surtout les premiers rangs - des célébrités de tous horizons, du sport, de la musique, du cinéma. Les Diana Ross, les Elijah Muhammad, les George Plimptoon, les Joe Namath, les Jim Brown, les Frank Lucas qui étaient venus supporter leur idole mais aussi se faire voir, ne seront pas déçus.
Pourtant, malgré tous les efforts de l’auteur, au moment de désigner un vainqueur, l’histoire retiendra que c’est Ali qui lève les bras. Mais l’essentiel est ailleurs…
Deuxième reprise
En marge du combat, à quelques kilomètres de là, dans un pavillon de banlieue, toute la pègre du New Jersey s’est donnée rendez-vous pour jouer un peu de son argent sale.
Ils sont près de deux cents à s’être réunis à l’intérieur de la maison quand de petits malfrats qui ont été mis au courant débarquent, les braquent et les dépouillent de tout ce qu’ils ont sur eux, avant de les abandonner dans le plus simple des appareils dans la cave.
Cette fois Élie prend un peu de hauteur pour nous narrer les événements. Il reste neutre. Comme aurait pu le faire un journaliste de l’époque, il se cantonne aux faits. S’ils sont avérés, Élie n’extrapole pas. Il subodore simplement que l’amateurisme des uns et les rancœurs des autres ont sans doute joué un rôle déterminant dans la série de règlements de comptes qui s’ensuivit. Sauf que cette fois, il ne s’agit plus de boxer. Les coups de poing laissent place aux coups de feu et quand les vaincus tombent, après avoir été comptés jusqu’à dix, ils ne sont plus en mesure de se relever.
À travers ces deux événements intimement liés, Élie Robert-Nicoud dépeint une société malade, gangrénée par la violence, où les blancs ne sont certainement pas tout blancs et les noirs pas tout noirs. À la fin personne ne sort grandi, et encore moins gagnant, sauf peut-être le lecteur qui tirera une leçon d’humilité et de sagesse de toute cette histoire. À la pesée, ce livre ne fait que quelques centaines de grammes. Ce n’est pas grand-chose et pourtant il met tout le monde K.O.
Deux Cents Noirs nus dans la cave, d'Élie Robert-Nicoud
Éditions Rivages
Février 2022
128 pages
16 euros
ISBN : 978-2-7436-5492-4
(Photo : Nicolas Seurot)