Emmanuel Fortin : "Ce n'est pas le travail de l'étalonneur de s'approprier le film"
Dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, qui débute à Cannes ce 18 mai 2022, deux premiers longs métrages ayant bénéficié d'une aide à la production de la Région Nouvelle-Aquitaine et d'un accompagnement d’ALCA sont en sélection : Ashkal de Youssef Chebbi et Un Varón de Fabián Hernández. Emmanuel Fortin, de la société bordelaise Lily Post-Prod, en a assuré l’étalonnage. Rencontre.
Le soleil baigne le petit atrium des locaux de Lily Post-Prod quand Emmanuel Fortin, la trentaine souriante, nous emmène en salle d’étalonnage "On peut mettre la clim’, si vous voulez !". Puis nous entrons dans une salle obscure : un grand bureau, une console, un écran large, de nombreux autres plus petits… "Quand on parle à des gens qui n’ont aucune idée de ce que peut être notre métier, on leur dit toujours que c’est un peu le Photoshop du film. Et la salle obscure, ça nous permet de nous faire appeler 'hommes de l’ombre'."
Quand on évoque son parcours, Emmanuel Fortin remonte le fil : "J’ai su assez tôt que je voulais travailler dans l'audiovisuel, mais je ne savais pas vraiment quoi y faire. Alors après le bac, j’ai fait un BTS en exploitation. Concrètement, ça nous préparait beaucoup pour la télévision. Je faisais du câblage de régie, un peu de réalisation aussi. Mais après ça, j’ai eu envie d’apprendre autre chose. Et puis avec Hüssam [Korkut, ndlr], mon associé chez Lily Post-Prod, on a eu une proposition de stage à Madrid. J’ai dit que je parlais espagnol au culot et je suis parti". Dans le laboratoire numérique et argentique, le Bordelais découvre le monde de la postproduction et ses métiers. "Au début, je ne comprenais rien du tout. Je voyais les gars au labo sortir les négatifs, les charger dans des machines qu’on appelle des télécinémas et c’était incompréhensible". Très vite, l’apprentissage de l’espagnol aidant, il est pris comme assistant étalonneur. "À mon tour, je déchargeais les négatifs et les mettais dans les télécinémas pour que l’étalonneur puisse faire son travail. Et je regardais. À cette époque, je ne faisais que de l’étalonnage de rushs. On prenait les négatifs, on les étalonnait et on les passait sur VHS pour que le monteur puisse ensuite faire son travail".
"En relation étroite avec le chef opérateur, responsable de la photographie du film, l'étalonneur est le premier à voir les rushs et à les lui commenter depuis sa salle d’étalonnage."
Prendre les scènes, les regarder de près, et décider si le contraste est suffisant, si la scène n’est pas trop "froide", ou bien si les lumières basses ne sont pas trop sombres ou trop claires, c’est ça le rôle de l’étalonneur. En relation étroite avec le chef opérateur, responsable de la photographie du film, il est le premier à voir les rushs et à les lui commenter depuis sa salle d’étalonnage. Il ou elle veille à la continuité esthétique du film, en s’assurant que les images qui parviennent aux différents départements soient respectueuses de ce que la photographie du film est censée incarner. "Pour prendre conscience de l’importance de l'étalonnage des rushs, il faut penser à des films à l’identité visuelle forte. Amélie Poulain, par exemple, je peux vous garantir que s’il avait été monté avec des rushs pas étalonnés du tout, ce ne serait pas le même film. C’est grâce à ce travail en amont qu’ils ont pu explorer encore plus après le montage." Pour parvenir à ce genre de résultat, "c’est parfois délicat. Il nous arrive d’aller en salle de montage pour voir comment ça se passe". Un lieu ou en général un étalonneur n’a pas sa place.
Après deux ans au laboratoire Technicolor Madrid, Emmanuel et Hüssam quittent Madrid pour Paris. "On part dans un autre labo où je continue à faire la même chose". Jusqu’au jour où le travail paie et où une opportunité se présente en la personne de Michel Amathieu (chef opérateur de renom qui a travaillé sur de nombreux films comme Dobermann de Jan Kounen, Le Cousin d’Alain Corneau ou encore Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet). "On travaillait sur le même film, et il voyait les rushs que je lui renvoyais au quotidien. Un jour, il me dit : 'C’est du bon boulot. À la fin des rushs, c'est toi qui étalonnes le film.' J’avoue que ça m’a mis la pression, parce que quand on étalonne les rushs on prend moins de risque. Là j’allais me retrouver en salle de travail avec le chef opérateur à ma droite et le réalisateur à ma gauche et ça, c’était nouveau. En général je ne côtoyais pas le réalisateur".
"Pour nous, Lily Post-Prod est une entreprise néo-aquitaine et on voulait, au moment de notre arrivée, travailler prioritairement avec des productions qui ont lieu dans toute la région."
Pendant les huit années qu’ils passent à Paris, l’idée de créer leur propre structure de postproduction est toujours dans un coin de leur tête. Puis en 2017, la décision est prise, et elle s’accompagne de celle de revenir en Nouvelle-Aquitaine. "Notre idée n’était pas – et n’est toujours pas – de recréer un pôle parisien à Bordeaux, même si on collabore toujours avec nos clients d’Île-de-France. Pour nous, Lily Post-Prod est une entreprise néo-aquitaine et on voulait, au moment de notre arrivée, travailler prioritairement avec des productions qui ont lieu dans toute la région". Sacré pari pour une étape de la postproduction qui requiert la présence du réalisateur et de son chef opérateur. "C’est pour ça qu’on est très heureux d’avoir trouvé des productrices et des producteurs qui jouent le jeu de la co-production à fond". Pour Un Varón de Fabián Hernández (produit par InVivo Films, société rochelaise), comme pour Ashkal de Youssef Chebbi (produit par Poetik Film, à Rochefort), faire venir les réalisateurs et chefs opérateurs était en effet un défi : ils sont tunisiens, franco-tunisiens ou colombiens. "Dans ce cas-là, on s’arrange pour les faire venir quand il fait beau. Ils passent quelques jours en France et ils repartent super heureux." La sélection à la Quinzaine des réalisateurs est la cerise sur le gâteau, mais pas un but en soi : "Évidemment je suis super fier, mais avant tout fier de l’équipe qui a porté le projet et fier que cette équipe-là m’ait fait confiance. Il faut bien comprendre qu’on arrive à la fin du processus créatif. On a des gens en face de nous qui ont défendu leur film pendant parfois des années et notre boulot c’est de les écouter et de les accompagner. On s’enferme dans cette salle obscure ensemble pendant 7 à 12 jours [cela varie en fonction du nombre de plans bien sûr] et on va, d’une part, découvrir le film sur grand écran – c’est souvent la première fois pour eux – et, d’autre part, se découvrir les uns les autres à travers l’image. Il faut qu’on arrive à parler le même langage. "Plus chaud" ne veut pas dire la même chose pour le réalisateur que pour moi et ce n’est pas le travail de l’étalonneur de s’approprier le film. Ce n’est pas mon critère esthétique qui s’applique, mais celui du réalisateur et de son chef opérateur. Plus encore que d’avoir travaillé sur deux films sélectionnés, c’est cette partie-là de mon travail que j’aime. C’est de l’empathie pure".
Un Varón et Ashkal seront projetés à la Quinzaine des réalisateurs et Lily Post-Prod fera le déplacement : "Je suis tellement content pour Fabián et Youssef, ce qui leur arrive sur un premier long métrage est génial ! À Cannes ont lieu les meilleures projections de France alors, oui, j’y serai. Ne serait-ce que pour sortir de ma salle obscure !".