Faire flamber les pigments
Été 2014
Je prépare un sac à dos avec quelques affaires, des trucs d'été et des bonnes chaussures. Il paraît que là-bas, la forêt de pins des Landes est partout et qu'on peut marcher des heures sous les arbres, sur le sol sableux. Matthieu [Chatellier, NDLR] m'accompagne.
Deux semaines de résidence d'écriture nous attendent.
Nous préparons une feuille de route, un planning calé à la minute près, réglant la garde de nos deux filles : l'école, la garderie, la capoeira du mercredi. Ne pas oublier l'anniversaire de B., de C. et de D. Ne pas oublier le petit cadeau pour A. non plus.
"- Pour le cadeau : pas un livre maman ! Mes copines se moquent quand c'est des livres.
- Mais c'est bien, un livre ! Une histoire... Ça reste, nous remplit d'images et de sons et nous réchauffe le cœur.
Ça dure bien plus que des poupées stéréotypées."
Des livres et des histoires. Le luxe.
Depuis plusieurs mois, on a réorganisé nos rendez-vous de travail, sanctuarisé une partie de notre agenda avec un nom de code : "Mauriac Saint-Symphorien".
Nous avons promis à François Mauriac d'être là. D'écrire.
Et une promesse c'est une promesse !
Ainsi, dans les réunions, quand un collègue/un commanditaire se penche sur notre épaule, à l'affut d'un espace vide dans notre planning, où il pourrait caser son boulot urgent, "Mauriac Saint-Symphorien" fait bloc. C'est une mention qui en jette, sérieuse et travailleuse. Pas un espace de liberté oisive, qui serait fatalement grignoté par la multiplication perpétuelle des micro-tâches, des boulots alimentaires, comprimés dans la fragmentation perpétuelle de notre statut.
Le train jusqu'à Paris. Puis encore un train, et puis une voiture. Direction le grand luxe : du temps pour écrire, des cigales et cette maison dans la pinède.
Le luxe du temps et de l'espace en jachère pour la création. Cette table blanche immense n'attend que ça : que je la remplisse avec mes dessins. L'écriture et le dessin c'est pareil, comme les deux états d'une même eau qui jaillit parfois liquide et parfois en jet de vapeur.
Des mots ou des dessins, de l'italien ou du français, des images animées ou des sons. C'est ça l'écriture d'un film. Ensemble avec Matthieu, nous avançons, un peu comme des alpinistes insatiables.
Avançons camarade ! Allons voir cette crête plus loin, ou plus profond dans la pinède. Au-delà de la petite rivière. Le Chalet Mauriac est près de nous. On peut marcher en évoquant des hypothèses narratives et formelles. Écrire en marchant et en parlant. S'asseoir et consigner sur des petits carnets des mots qui sonnent, qui collisionnent et qui donnent de la douceur. Se nourrir des paysages et esquisser des enfilades d'arbres, des corps dans l'eau bleu et fraîche. Comme si Jean Renoir était passé par là, pour boire un verre avec François Mauriac et avait imaginé une scénographie jouant avec la perspective et les ombres.
Le luxe on disait.
Sortir de la solitude de la création et échanger avec d'autres, regarder les images d'Adrien Demont et de Sol Hess, nos voisins qui occupent la bibliothèque. Passer du temps dans la cuisine pour boire et manger ensemble et se nourrir de cette connivence créatrice.
Au travail
Dans le sac à dos, tout au fond, je vais chercher mes feuilles blanches : du papier buvard, blanc cassé, 224 g. Et puis mes aquarelles de toujours, fidèle compagnonnage, investissement conséquent de mes dix-huit ans. Mes parents m'ont acheté des Windsor et Newton que je garde jalousement et que j'utilise avec parcimonie, voire pingrerie. C'est le moment de faire flamber les pigments, de dessiner et faire naître les images.
Dans la vie de tous les jours, tout va si vite que le dessin est un luxe que je me permets rarement, mais ici non... D'abord, j'appréhende, comme un sportif qui n'a pas couru depuis longtemps, les cent premiers mètres sont difficiles et disgracieux. Les premiers résultats sont frustrants.
La petite voix qui vous dit "À quoi bon ? Pourquoi ? Qui va aimer ça ?", en profite. Ici, le luxe c'est de pouvoir la faire taire, de la moucher. J'ai deux semaines devant moi, je vais plonger dans la jouissance du dessin et de l'écriture. Et peu importe si, au début, ça balbutie, je dois bien ça à l'aura de cet endroit, aux lettres noires qui montent la garde dans mon agenda : "Mauriac Saint-Symphorien".
Et surtout, je dois bien ça à moi-même. Persévérer, plonger dans le grand bain de la création, dans l'écriture et le dessin.
Matthieu a amené ses archives filmées, il cherche il recadre il trouve et il redécouvre.
Peu à peu, les planches fusent, le plateau blanc de la table semble affamé et alors je continue. Sol et Adrien passent de temps en temps. Ils regardent mon travail. Les dessins naissent, se multiplient, essaiment. Les séries se répondent de case en case, de planche en planche.
Au fur et à mesure, le personnage de mon récit prend forme. Le trait est plus assuré. La circulation des images se fait plus aisée. La table se remplit et cette accumulation d'images me rend heureuse.
Quelque chose est en train d'apparaître, ce n'est pas encore tout à fait fini, il faudra encore six ans avant que le film ne soit terminé, mais il commence à naître.
Avant, il n'y avait rien. À la descente du train, à notre arrivée, il n'y avait que des feuilles blanches, quelques images filmées et mille stratégies d’évitement et de procrastination. Et puis, au fur et à mesure, quelque chose est arrivé.
Une histoire. Ardenza. J'espère qu'elle restera, nous remplira d'images et de sons et nous réchauffera le cœur.
Ardenza, un film de Daniela de Felice
67 minutes, 2022, Novanima Productions
Festival international Visions du Réel à Nyon, Festival International Champs Elysées à Paris, Festival du film Coté Court à Pantin, Rencontres du Réel à Montpazier, États généraux du film documentaire à Lussas, Galway Film Fleadh.