"Jeanne Dinde", sortir de sa chrysalide


Jeanne Dinde, le premier court métrage de Pauline Ouvrard, explore les affres de la puberté, cet âge transitionnel où tout ce qui nous entoure revêt une forme d’étrangeté. Coincée entre l’enfance qu’elle a du mal à quitter et l’adolescence incarnée par les traits séduisants de Laurène, une camarade de classe plutôt extravertie, Jeanne, jeune fille de 13 ans, se débat et se cherche. Ses tourments prennent la forme d’un dialogue intérieur avec la dinde qui vit au fond de son jardin. Un duel interne avec cet animal fantasmagorique se joue ainsi sous nos yeux, auquel Pauline Ouvrard donne les atours du cinéma fantastique. Un film qui nous transporte entre rire et frayeur, avec une justesse de point de vue qui lui a valu une sélection pour le prix du court métrage des lycéens, Haut les courts !.
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Jeanne Dinde parle de l’adolescence, cette période compliquée qui est à la fois une expérience intime et universelle. Pourquoi avoir choisi ce sujet pour votre premier court métrage ?
Pauline Ouvrard : L’adolescence m’a toujours fascinée, car c’est une période de grands bouleversements, de transformations, où l’on aspire à devenir quelqu’un d’autre. En même temps, dans mon cas, j’avais déjà, à cet âge-là, la nostalgie de l’enfance, alors que je m’apprêtais à la quitter. C’est ce dont je voulais parler dans ce film, d’un personnage qui rechigne à quitter l’enfance. En entrant dans l’adolescence, on cherche souvent à se conformer à un moule, à une norme, et cela peut être assez violent. Au cours de cette grande métamorphose, comment se positionner pour conserver malgré tout son individualité ? D’autant plus quand on est une fille. Je me suis inspirée de souvenirs très précis de mes années collège et lycée et d’anecdotes récoltées auprès de mes amies.
Votre film emprunte les codes du cinéma fantastique. En quoi ce genre vous a-t-il semblé pertinent pour aborder le sujet de l’adolescence et quelles ont été vos références en la matière ?
Pauline Ouvrard : Le fantastique permet d’aborder des sujets graves ou lourds avec un filtre poétique, de manière un peu détournée et métaphorique. En faisant également appel aux codes du genre horrifique, il m’a semblé que c’était l’approche la plus appropriée pour parler de la transformation que l’on vit à cette période : on ne reconnaît plus son corps, on a des émotions exacerbées, on ne sait plus trop ce que l’on pense, le monde et la perception que l’on a de soi-même deviennent étranges. Le choix de traiter cette histoire par ce prisme-là était aussi une question de plaisir personnel.
Parmi mes références, il y a Carrie au bal du diable, de Brian De Palma, qui met en scène un personnage marginal, coincé dans l’enfance, et qui a du mal à aller à la même vitesse que ses camarades de classe ; les films de Julia Ducourneau, en particulier Grave et son court métrage Junior, qui raconte l’histoire d’une métamorphose, de l’entrée dans la puberté de manière un peu fantastique ; La Féline, de Jacques Tourneur, un film des années 1940, où il y a cette idée d’être possédé par un animal. Dans un registre beaucoup plus réaliste, j’ai aussi été inspirée par le film de Céline Sciamma, Naissance des pieuvres.
Le pivot de votre film est le duo que forment Jeanne et sa dinde, animal à la fois réel et fantasmagorique. Quelle est la symbolique de cet animal dans le cadre de cette histoire ?
Pauline Ouvrard : Un jour, je réfléchissais au titre, et de manière un peu magique, Jeanne Dinde m’est apparu. Je me suis dit que la dinde est un animal que l’on ne tient pas en haute considération, il n’a pas trop d’allure, on s’en moque – quand on traite une personne de dinde, notamment une femme, on veut signifier qu’elle est soit bête, soit pataude… –, mais en même temps, il a un côté un peu préhistorique et effrayant. J’aimais bien ce mélange des genres. Plus largement, à travers l’animal, cela m’a permis d’aborder la question de l’ami imaginaire et de ce qu’il se passe lorsque, parvenu à l’adolescence, ce confident commence à devenir très encombrant. La dinde passe ainsi d’amie imaginaire bienveillante à monstre au fond du jardin. Elle est comme une sorte de grosse peluche qui devient soudain très oppressante et dangereuse.
La musique, les bruitages et le montage sonore contribuent largement à l’atmosphère parfois un peu inquiétante du film. Comment avez-vous travaillé ces éléments et quelles ont été vos sources d’inspiration musicale ?
Pauline Ouvrard : L’essentiel du travail sur la musique et le son s’est fait lors de la postproduction. Cette étape était celle que je maîtrisais le moins et cela a été une véritable découverte pour moi de voir tout ce que l’on peut ajouter comme profondeur au film via le montage son. C’est un travail fascinant et très riche. Nous avons créé la musique avec P.R2B, qui est compositrice et interprète, en dégageant plusieurs thèmes musicaux : les moments où la dinde est dangereuse, ce sont des cordes de guitare frottées avec des objets métalliques pour produire un son assez discordant et inquiétant. Lorsqu’il s’agit de Laurène, la musique se rapproche d’une sorte de pop un peu mélancolique et atmosphérique pour signifier la naissance du désir. Il y a également plusieurs passages accompagnés d’une clarinette, car P.R2B et moi en jouons, et c’est par ailleurs un instrument que l’on retrouve beaucoup dans Pierre et le loup, dont la musique m’a beaucoup inspirée.
Chloé Lefray, qui interprète Jeanne, et Anne Benoit, la voix off de la dinde, sont d’une justesse remarquable. Comment s’est déroulé le casting ?
Pauline Ouvrard : Lors du casting, contrairement aux autres jeunes filles qui avaient déjà, malgré leur âge, des automatismes de jeu, Chloé, elle, était vraiment authentique, avec un côté brut, un débit de parole très rapide et sans effets recherchés. Elle a aussi un visage très cinématographique. Ce rôle est difficile pour une jeune actrice non professionnelle : il faut jouer le mal-être, le désir, la possession… Ce fut un véritable défi, pour elle comme pour moi, et je trouve qu’elle s’en est très bien sortie.
Concernant Anne Benoit, je l’ai longtemps courtisée, car elle a une voix que je trouve passionnante, à mi-chemin entre la grand-mère bienveillante qui te lit un conte le soir au coin du feu et qui peut se transformer d’un seul coup en sorcière effrayante et sèche.
Pourriez-vous commenter cet extrait du film que vous avez sélectionné et expliquer les raisons de votre choix ?
Pauline Ouvrard : Cette scène est la première prise de possession de Jeanne par sa dinde et le moment où le filme bascule dans une dimension beaucoup plus sombre et horrifique.
J’ai choisi cet extrait car, par rapport à la thématique de l’adolescence, au fait de grandir, elle fait écho à ce moment charnière et un peu choc où son propre corps, que l’on avait jusque-là vécu comme normal, est vu d’un seul coup comme une anomalie par le monde extérieur. On se rend compte brutalement qu’il faut se conformer à une norme pour être accepté et faire partie du monde des adultes. On perçoit dès lors son corps comme étranger, ou comme un élément à dresser, à maîtriser, et il commence à nous faire honte. Or, la dinde n’est pas du tout d’accord avec ce sentiment. Dans cette scène, c’est la première fois que Jeanne ose transgresser, faire une chose à laquelle l’animal va s’opposer. La dinde symbolise son enfant intérieur, qui ne veut pas qu’elle change. Elle est un antagoniste dans l’histoire, une présence contre laquelle Jeanne doit lutter. Mais je tenais également à ce que ce personnage soit ambivalent et ne joue pas uniquement le rôle du méchant. Or dans ce passage, la dinde tient aussi des propos justes, lorsqu’elle dit à Jeanne d’ignorer ce que les autres pensent d’elle et de ne pas chercher à être comme tout le monde. Seulement dans sa manière très autoritaire de le formuler à Jeanne, cela devient tout autant une injonction que celle qui lui est faite de s’épiler pour être une vraie fille. Un duel se joue alors, où la dinde va chercher à prendre possession de Jeanne. Nous avons beaucoup joué sur les champs-contre champs entre Jeanne et son reflet dans le miroir pour filmer ce conflit interne. Le montage est très saccadé, nous avons accéléré ses gestes pour figurer le côté imprévisible de son bras qui est possédé par la dinde. C’est une séquence rythmée, qui nous laisse peu de répit. Si j’avais fait un film réaliste sur les tourments de l’adolescence, ce moment aurait été une scène d’automutilation, mais le recours au fantastique, le fait d’extérioriser son mal-être dans le personnage de la dinde permet de transposer ce tiraillement intérieur et de le raconter de manière métaphorique, poétique et moins frontale.
La scène se termine avec le père qui, rentrant de son footing, se trouve un peu désemparé face à la situation. Je tenais à cette présence des parents tout au long du film, avec l’idée de montrer qu’ils ne sont pas mauvais, mais plutôt impuissants et dépassés face à ce qui arrive à leur fille ; ils ne peuvent pas la comprendre.
Êtes-vous déjà en train de travailler sur votre prochain film ?
Pauline Ouvrard : J’ai deux ou trois idées de court métrage en tête, mais pour le deuxième film, j’y vais avec un peu plus de précautions. J’ai besoin de maturer assez longtemps mes idées avant de les mettre à exécution.