L’autoédition, le miroir aux alouettes
L’autoédition, 20% des dépôts légaux en France, représente bel et bien un phénomène avec lequel il faut compter. Les auteurs autoédités font appel aux services de prestataires, généralement des plateformes numériques, qui peuvent assumer un certain nombre de tâches dévolues au monde de l’édition : correction, impression, publication ou diffusion. Des plateformes qui ne seront en aucun cas confondues avec les maisons d’édition car, contrairement à ces dernières, elles restent avant tout des prestataires de service.
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Les libraires en première ligne
Si le coût des prestations reste très variable, les plateformes garantissent à l’auteur de récupérer jusqu’à 70% du prix de vente de son livre. En contrepartie, il sera demandé à ce dernier un investissement personnel important pour la conception, le marketing et la communication. Des missions qui mettent en avant, s’il le fallait, que le principal défi pour l’auteur autoédité reste sa visibilité dans la masse des publications. N’est pas Riad Sattouf ou Joël Dicker qui veut.
Il n’est pas hasardeux d’écrire que les années COVID ont amplifié le phénomène. Une tendance qui, selon Cécile Bory, directrice de la Librairie Georges (33), aura laissé croire au commun des mortels qu’il pouvait vivre de son talent littéraire, aussi infime soit-il, et devenir célèbre du jour au lendemain. Un leurre, rappelle cette dernière, largement favorisé par quelques acteurs numériques qui amenèrent "les personnes qui rédigeaient leurs journaux intimes ou écrivaient pour leurs proches, à tenter l’aventure", estime la libraire. Si on dénombre en effet quelques aventures heureuses, l’absence de comité de lecture rend souvent l’expérience aléatoire pour la lectrice ou le lecteur. Un filtre pourtant nécessaire qui, selon cette professionnelle, permet aux librairies de ne pas être submergées de livres indigents. Lâché en pâture sans connaissance des obligations et prérogatives de la chaîne du livre, l’autoédité se tourne principalement vers le libraire.
"Les auteurs autoédités tentent de nous approcher par divers biais, via les réseaux sociaux et leurs connaissances, dans la mesure où ils sont seuls à promouvoir leur livre, sans diffuseur. Je remarque également qu’au-delà de ça, ils sont sans connaissance du secteur, allant jusqu’à oublier parfois que nous prenons une marge" rappelle Cécile Bory.
La plupart des libraires rejettent in fine ces ouvrages, faute de temps, arguant du fait que la production officielle requiert déjà un temps fou. Emmanuelle Boizet, éditrice chez Finitude, reconnait que les autoédités réfutent globalement le rôle joué par les maisons d’édition, dans un climat ambiant où le simple fait d’avoir un traitement de texte instille l’idée qu’on peut devenir écrivain.
"Globalement, et c’est là l’essentiel, ils ne comprennent pas la notion de choix de l’éditeur qui s’engagera ou pas derrière un auteur. Ils nous prennent souvent pour des prestataires de service ! Ils sont persuadés qu'ils ne sont pas édités parce qu'ils ne sont pas dans les petits papiers des prix littéraires ou ne parce qu'ils n'ont pas la chance d’habiter le 6ème arrondissement", ajoute Emmanuelle Boizet.
Si les libraires, nous l’avons vu, restent largement confrontés à l’arrivage régulier d’auteurs autoédités, les éditeurs sont concernés d’un peu plus loin. "Nous remarquons qu’ils viennent vers nous après avoir fait une ou deux expérimentations en autoédition. Dans ce cas-là, elles et ils nous envoient leurs livres pour avoir une édition en bonne et due forme, ou alors nous avons affaire à des auteurs qui ont autoédité trois ou quatre livres et pensent être des auteurs installés" remarque Emmanuelle Boizet. Ces auteurs font souvent face à un flou entretenu par les plateformes d’autoédition, qui mettent en avant deux ou trois réussites, souvent dans le domaine de la romance. La part des romans ou fictions publiés parmi les livres autoédités est d’environ 40 %, contre 16 % en édition traditionnelle.
L’autoédition comme un accélérateur et pourvoyeur de liberté ?
Si l’appât du gain n’est pas à négliger, il va de soi que l’autoédition accélère également le processus d’édition, habituellement lent. Vincent Levasseur, auteur autoédité, dit avoir écrit Au détour d’un café en 2018 pour une sortie autoéditée dès 2020. "Je me suis renseigné auprès d’imprimeries, regardé les maisons d’édition classiques mais les délais étaient très longs. J’ai envoyé des épreuves à plusieurs maisons d’édition pour trois réponses positives en un an. C’était un objet, aussi imparfait soit-il, que je voulais d’abord pour moi." L’auteur revient également sur la notion de totale liberté octroyée par les plateformes d’autoédition. "Dans les propositions des maisons d’édition classiques, je n’étais jamais décisionnaire du choix de la couverture, du prix, du format", déplore-t-il. Une démarche par défaut qui rappelle que l’inclinaison naturelle pour chaque auteur reste bien la recherche d’une maison d’édition. On estime à 12% les auteurs qui font le choix délibéré de l’autoédition, rappelant qu'elle fait souvent suite aux refus de publication par les éditeurs.
Pour Vincent Levasseur, les ventes en librairies de son roman Au détour d’un café ne représentent que 2 à 3% des revenus ; l’essentiel provient surtout des ventes en lignes. Selon une enquête, les librairies représentent pourtant 30% des lieux de diffusion, devant les plateformes de ventes en ligne qui montent à 24%, suivies par les manifestations littéraires comme les salons, et enfin, les réseaux sociaux. 42% des auteurs autoédités ont d’ailleurs créé leur propre communauté de lecteurs avant même la sortie de leur opus. Les autoédités représentent 4 % des auteurs.
L’auteur-promoteur
"Aujourd’hui, avec Internet, il y a pas mal de moyens de se rassembler entre auteurs considérant que le peu d’égards des maisons d’édition s’apparente parfois à du snobisme" indique Vincent Levasseur. Il avoue avoir nourri une vision idéalisée de ce monde, s’imaginant courir les maisons d’édition pour pouvoir échanger sur son travail, mais concède cependant qu’ "on ne peut pas demander grand-chose aux éditeurs ou aux libraires, si ce n’est de changer leur regard sur l’autoédition, souvent perçue comme un cercle d’amateurs".
S’il dit ne pas regretter le passage par l’autoédition, le jeune auteur reconnait qu’il faut avoir, pour l’autopromotion, un talent tout à fait particulier. À la fois écrivain et éditeur, l’auteur autoédité doit tenir un double rôle qui rend par ailleurs son activité complexe et dénuée de statut officiel. Cependant, il bénéficie, comme tout auteur, des dispositions du code de propriété intellectuelle.
Cette progression du phénomène peut représenter une uberisation de la filière, niant l’existence des intermédiaires et mettant à mal la chaîne du livre. Selon Cécile Bory, l’autoédition induit une perte de qualité globale de la production littéraire. "Cela permet à un flux monstrueux de livres de sortir, pour une pépite sur dix-mille, laquelle sera vite repérée et promue par un éditeur qui se hâtera de faire monter les enchères". La production autoéditée n’inonde pas le marché mais créée son propre écosystème, en marge du circuit classique, et trouve sur Internet un espace pour exister.
Rebattre les cartes ?
Comme le dit Emmanuelle Boizet des éditions Finitude, il s’agit avant tout de comprendre ce que veulent les auteurs. Qui relève encore que la confusion existe également entre l’autoédition et la photocopie, capable de relier proprement un document ? Les gens qui passent par-là ne font pas de l’autoédition et destinent souvent leurs épreuves à un cercle d’intimes.
"Là où ça devient un problème, c’est quand les personnes paient cher un service qu’elles n’ont pas, et se retrouvent avec des cartons sur les bras" rappelle l’éditrice bordelaise. Et il y a souvent de l’amertume chez ces auteurs, peu enclins à entendre que leur projet n’est pas bon. Une tâche ingrate qui revient généralement aux libraires. "Il faut en réalité qu’ils en acceptent les conséquences, au lieu de nous envoyer des lettres pleines d’acrimonie" déplore Emmanuelle Boizet.
L’autoédition se réduit-elle au statut de miroir aux alouettes, perturbateur de l’écosystème ? Il semble surtout qu’elle médiocriserait la qualité des sorties littéraires et lâche en pleine nature des personnes méconnaissant les rouages et prérogatives de la filière du livre. Mais il est permis d'espérer que sa progression permette de s’attarder à nouveau sur les différents maillons du secteur, de visibiliser le travail des libraires et des maisons d’édition, tout en mettant en avant les limites des plateformes d’autoédition pour les cantonner à ce qu’elles sont vraiment : des prestataires de service.
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Sources :
Le Monde : L’autoédition, tendance perturbatrice du secteur du livre (2021)
Vincent Levasseur https://annuaire-auto-edites.johnlucas.fr/auteur/vincent-levasseur/
Pour aller plus loin :
Compte-rendu de l'atelier ALCA : l'autoédition, de quoi est-ce le nom ?
Compte-rendu de l'atelier ALCA : l'autoédition, questions de genres ?