L'aventure du "Fossile directeur" ou l'aventure de l'écriture
Avec Fossile directeur, Denis Montebello, auteur de nombreux récits et chroniques, traducteur du latin et de l'occitan, signe là, aux éditions Le temps qu'il fait, un roman qui l'embarque dans une aventure périlleuse.
L'image de couverture – installation et photo de l'auteur – fait immédiatement penser aux circle du plasticien anglais Richard Long. Si toutefois ce cercle a été installé dans une carrière truffée d'ammonites comme il s'en trouve dans le sud des Deux-Sèvres, à Pamproux et autour de La Mothe Saint-Héray, lieux bien connus de l'auteur. Centaines directions du travail de Richard Long se retrouvent chez Denis Montebello : marcher, regarder, ramasser, puis créer – écrire – à partir du réel.
Il aime raconter d'où lui vient cette passion d'arpenter, de cueillir des traces, de gratter les terres chargées d'Histoire ou... d'histoires. Son arrière-grand-père italien, enfant trouvé dans le Piémont – d'où ce nom de Montebello – était maçon de son état : "Maçon, on l'est de père en fils. C'est le pays qui veut ça. Et l'époque. On se refile la truelle, c'est tout ce qu'on a à transmettre. Puis on la range dans la boîte à fourbi, définitivement. Enfin on croit. Il y a en effet un gamin que la truelle cachée dans la boîte à fourbi intéresse, plus tard il sera archéologue."1
En attendant, le gamin, né à Épinal dans les Vosges, arpente sans relâche jardin et forêt. "J'étais convaincu de l'infinie générosité de la forêt. Et lorsqu'on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais invariablement marchand des quatre saisons."
D'abord cueilleur donc, et marchand des quatre saisons, pour un temps.
Puis collecteur, avec "le souci de répertorier ce qui est inédit, cocasse, sensible ou comestible, gallo-latin, [...], inscriptions et tessons, fragments et cassons peints."2
Archéologue, enfin. Tous ses lecteurs reconnaissent sa précision, ses fines analyses, son constant souci de bien inventorier et répertorier. Toutes qualités d'un archéologue, direz-vous.
Mais vous, lecteur d'ouvrages littéraires, vous êtes inquiets. Vous n'avez pas vraiment envie de lire un texte plein de "termes techniques et de notions compliquées", comme ceux que vous découvrez, dès le début de votre lecture : "Moustérien, acheuléen, Châtelperronien !"3 En outre, plusieurs choses vous intriguent : le mot roman, sous un titre plutôt singulier ; le mot fossile qui s'accorde bien avec la photo de couverture mais peu avec le déclencheur de l'histoire : un silex taillé, bien identifiable. Un fossile directeur, c'est-à-dire, en archéologie, l'objet commode qui permet la datation.
Cette question maintenant élucidée, vous vous demandez si vous allez poursuivre la lecture du roman d'un archéologue, une sorte d'enquête en datation. Une trentaine de pages et les choses s'éclaircissent : "Ce matin, j'ai ouvert les yeux sur un terrible constat. [...]. Je suis un amateur [...]. Je vais donc éviter de me faire passer pour ce que je ne suis pas. Le jargon qui renvoie le lecteur à son ignorance, la posture du spécialiste, tout ça c'est fini. [...] Mais le mal est fait je le crains. [...] Je me suis tiré une balle dans le pied. Des mots incompréhensibles et un auteur qui fait le malin. Insupportable."4 Pourtant, Denis Montebello est gratifié depuis longtemps du nom d'archéologue.
Un archéologue de la langue
"La prose de Denis Montebello [...] creuse à la verticale, dans les couches enfouies de la langue, à la manière de l'archéologue grattant une terre chargée d'histoire."5
"Il arpente les mots, les prend par la racine", écrivait François Bon, faisant l'éloge de Fouaces et autres viandes célestes, ouvrage consacré aux spécialités gourmandes de Poitou-Charentes, publié au Temps qu'il fait en 2004 et Prix du livre en Poitou-Charentes la même année.
Vous voilà rassuré. Vous allez lire le roman d'un archéologue de la langue, poète amoureux des mots, sérieux et facétieux à la fois. Nous voilà donc dans le sujet du roman : l'énigme du silex-taillé-trouvé-hors-contexte-par-Céline-la-voisine-et-son-chien. "Je regarde ça comme une énigme à résoudre."6 Mais pas seulement. Comme un prétexte. Un prétexte pour amener le lecteur à réfléchir sur :
- Le temps : le temps passé, le temps qui passe et la durée. Cette expérience du temps et de la durée et donc de l'attente, des regrets, de l'angoisse.
- L'aventure de l'écriture, qui a trait également à la durée : "Emporté par mon texte, je n'ai pas vu le temps passer."7 Cette envie d'écrire qui parfois tourne à l'obsession, au doute, à cette lutte entre le moi intellectuel et le moi social.
"Gorka (le chien) tire sur sa laisse et m'arrache à mon texte. C'est aussi bien. Il faut que je l'oublie un peu, plus exactement qu'il me lâche. Me laisse respirer."8 Cette obsession d'écrire, cette absence au monde réel, a des répercussions sur la vie intime : "Ce que je redoute surtout, c'est que de moi elle se lasse. De me retrouver chaque soir où elle m'a laissé : devant mon ordinateur. [...] Internet te rendra fou. Je ne veux pas vivre avec un fou."9
- Internet justement : le pire et le meilleur du web !
Sur la toile, si toutefois nous savons trier parmi les sites et éviter le syndrome du labyrinthe qui nous vaudrait un séjour déconnecté de huit jours en forêt, nous trouvons, outre la définition du fossile directeur, celle de la pointe, du racloir, du biface moustériens, de la limace "inventée" par le préhistorien Henri-Martin, etc.
"Mais la science n'est pas une longue route tranquille. Et on retourne sur Facebook, pour se changer les idées. Ou sur Street View. C'est bien ma voiture garée devant chez moi. Pour un peu je me verrais dans ma maison [...] en train de glander sur Facebook et tombant sur une photo de chez moi [...] C'est assez vertigineux. Et angoissant. On se croirait chez David Lynch..."10
Un auteur qui sait utiliser les outils de son époque et nous amuse, peut aussi "sans être un inconditionnel du langage 2.0, distinguer les smileys des émojis (les smileys sont les ancêtres des émojis, leurs Magdaléniens), faire la différence entre les émoticônes et les émojis"11.
À ce moment de votre lecture, vous avez compris l'enjeu, vous avez souri aux facéties de l'auteur et admiré la finesse de son style. Pourtant vous vous sentez déstabilisé, sans en connaître la raison. Car une question reste en suspens et non des moindres : Quelle est la part de l'imaginaire dans ce texte puisqu'il s'agit d'un roman ? Et la part autobiographique ? Qui mène l'enquête ? Qui résoudra l'énigme ?
Un sentiment d'étrangeté saisit le lecteur qui devra attendre la fin de l'histoire pour comprendre et alors revenir en arrière, relire, afin d'en apprécier toutes les subtilités.
Fossile directeur, de Denis Montebello
Le temps qu'il fait
2021
128 pages
16 euros
ISBN : 978-2-86853-665-5
1Couteau suisse, Ed. Le temps qu'il fait, 2004
2Note de l'éditeur de Ce vide lui blesse la vue, Ed. La Mèche Lente, 2018
3 ; 4 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; 10 ; 11 Extraits tirés de Fossile directeur
5 Jean-Claude Pinson, in revue N.R.F., à propos de Moi, Petturon, prince celte, Ed. de l'Aube, 1992