"L’Éclaireur" ou l'œuvre gravée de Lynd Ward
Récompensé par le Fauve patrimoine lors de l’édition 2021 du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, L’Éclaireur, que les éditions Monsieur Toussaint Louverture proposent dans un coffret de trois albums, est l’œuvre d’un précurseur qui a su redéfinir la narration visuelle et s’imposer comme un conteur de génie : Lynd Ward.
La maison d'édition bordelaise Monsieur Toussaint Louverture publie des œuvres aux graphismes audacieux qui ne laissent pas les lecteurs indifférents, que ce soit avec la récente série Mind MGMT de Matt Kindt ou encore avec Moi, ce que j'aime, c'est les monstres d'Emil Ferris, Fauve d'or du meilleur album BD du Festival d’Angoulême 2019. Cette fois-ci, l’éditeur nous propose L’Éclaireur, un monument de la bande dessinée américaine. Sous ce nom, se cache un prestigieux coffret regroupant six récits sans paroles réalisés en gravure sur bois.
L’artiste Lynd Ward (1905-1985) nait près de Chicago au sein d’une famille méthodiste très pratiquante dans laquelle tous les genres de bandes dessinées sont proscrits. Admiratif des illustrations de Gustave Doré dans une édition de la Bible, le jeune Lynd se passionne rapidement pour le dessin. Ses études le conduisent jusqu’en Allemagne où il découvre des films muets tels que Le Cabinet du docteur Caligari ou encore des romans en images tels que Le Soleil de Frans Masereel et Destin de Otto Nückel. De retour sur le sol américain, Ward conçoit Gods’ Man, son premier album entièrement réalisé selon le procédé de la xylogravure. Pas moins de 136 planches d’environ dix centimètres par quinze sont confectionnées, chacune étant sculptée à la main avant d’être recouverte d’encre puis appliquée sur une feuille. Pour obtenir le résultat escompté, l’artiste utilise des outils d’une grande précision afin de retirer les parties de bois qui ne sont pas en contact avec le papier. Ainsi, Lynd Ward grave ce qui apparait en blanc à l'impression, d’où le titre L’Éclaireur retenu pour cette anthologie. Réalisé en 1929, son premier tome Gods’ Man (L’Homme des Dieux) parait la semaine du krach boursier et se vend malgré tout à plus de 20000 exemplaires au cours des quatre années qui suivent. Fort de son succès, Ward poursuit son œuvre avec Madman’s Drum (Le Tambour du Fou) en 1930, Wild Pilgrimage (Pèlerinage Sauvage) en 1932, Prelude to a Million Years (Prélude à un Million d’Années) en 1933, Song without Words (Chanson sans Paroles) en 1936 et Vertigo en 1937.
"Ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas d’une juxtaposition de dessins sans lien entre eux mais bel et bien d’un véritable récit, avec un processus narratif liant les images les unes aux autres, comme les cases d’une bande dessinée traditionnelle."
Chaque album de Lynd Ward est constitué d’une succession d’illustrations en pleine page, sans parole ni légende. Un soin particulier est accordé aux détails, à la composition, à l’iconographie forte, faisant de chaque gravure une œuvre à part entière, comme autant de tableaux miniatures. Mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas d’une juxtaposition de dessins sans lien entre eux mais bel et bien d’un véritable récit, avec un processus narratif liant les images les unes aux autres, comme les cases d’une bande dessinée traditionnelle. Le texte étant absent, Lynd Ward nous propose des illustrations d’une grande puissance, dont l’expressionnisme omniprésent tend souvent vers la métaphore, montrant avec excès les tourments de ses héros. De nombreuses thématiques y sont développées, comme l’injustice sociale, la corruption, la montée du fascisme, la Grande Dépression, la foi, l’amour, la famille, la maternité, la mort… toutes étant directement inspirées par la vie de l’auteur et les enjeux historiques de son époque.
L’édition proposée par Monsieur Toussaint Louverture nous présente ces six récits pour la première fois en France sous la forme de trois albums vendus ensemble dans un magnifique coffret. Chaque histoire est complétée par des postfaces écrites par Lynd Ward lui-même dans lesquelles l’auteur retrace la conception de chaque récit, ses motivations, ses difficultés ou encore les techniques utilisées. Ces compléments s’avèrent très précieux. En l'absence de texte, ils apportent un nouvel "éclairage" sur des œuvres qui peuvent être interprétées de différentes manières.
Également au sommaire, un long article signé par Art Spiegelman. L’auteur de Maus (la seule bande dessinée à avoir reçu le prestigieux Prix Pulitzer) analyse en détail chaque ouvrage de Lynd Ward, en fait une critique objective, révélant les points forts mais aussi les points faibles de chaque récit. Il se remémore par ailleurs son unique rencontre avec Ward, lors d’une exposition des gravures de l’auteur.
Que ce soit Art Spiegelman, Robert Crumb, Alan Moore ou encore Scott McCloud (dont l’œuvre phare, Le Sculpteur, n’est pas sans rappeler Gods’ Man), tous les grands noms de la bande dessinée américaine voient en Lynd Ward un immense auteur qui a véritablement révolutionné le médium. Il est par ailleurs récompensé par de nombreux prix tout au long de sa carrière, notamment pour ses albums pour enfants, et obtient à titre posthume le Prix Will Eisner Hall of Fame ("Temple de la renommée", sorte de Panthéon des auteurs de BD) en 2011.
L’Éclaireur : récits gravés de Lynd Ward
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa
Monsieur Toussaint Louverture
Coffret de 3 albums de 576, 352 et 528 pages
65 euros
ISBN : 9791090724952