"Boutis paradis", sororités mémorielles
Écrite au Chalet Mauriac et publiée par Actes Sud, Boutis-Paradis, c’est l’histoire d’une amitié naissante entre deux jeunes filles qui se définissent avant tout par leurs différences. C’est aussi un récit en forme de conte sur la transmission, la peur et l’acceptation de l’altérité, l’art artisanal et la mémoire, à la fois singulière et collective. Un fil se tisse entre passé et présent, ici et là-bas, aux extrémités duquel les femmes sont à l’ouvrage. Une histoire de sororités mémorielles imaginée et créée par deux femmes aux talents complémentaires : l’autrice jeunesse Jo Witek et la jeune illustratrice mexicaine Jimena Estibaliz.
"Au début, on ne l’aimait pas. Elle nous faisait même un peu peur." Ainsi commence le livre où le "on" d’un côté, collectif anonyme et soudé, s’oppose à "elle", l’étrangère isolée, dont l’altérité bouscule, dérange, interroge. L’école est le théâtre de cette rencontre où seuls les enfants entrent en scène. Tiziri, la nouvelle élève aux "yeux noirs inquiétants comme des forêts sans parents", est un peu mise à l’écart, montrée du doigt et incomprise. Noël se passe. De retour en classe, tandis que les autres enfants énumèrent la liste infinie des cadeaux reçus, la petite étrangère révèle le mystérieux présent qui lui a été offert : "une couverture d’histoires". Acculée à fournir des explications sur cet objet énigmatique, la petite fille en donne une description qui plonge son jeune auditoire dans une perplexité suspicieuse : "Des dizaines de carrés de laine crochetés, des centaines d’écheveaux déroulés, des milliers de fils tissés entrelacés depuis des années ; voilà ce que c’était, la couverture. […] il suffisait de s’enrouler dans la laine, de glisser sous les mailles pour que les images défilent, que les heures s’étirent, que les histoires des disparus reviennent valser avec celles des vivants."
Ce cadeau confère à sa détentrice une aura mystérieuse qui éveille la curiosité des autres et lui permet d’accéder à une nouvelle condition au sein du groupe. De l’opposition "on/elle", le récit glisse vers une galerie de personnages tous individualisés. Il y a Lisa, "la commandante", Sophie, Bernie et… Tiziri, l’étrangère, qui "tout à coup avait un prénom". Pourtant, l’étonnement passé, l’incrédulité méfiante demeure face aux explications données et l’étrange cadeau est rapidement relégué aux oubliettes. Il faudra plus que cela pour que naisse une amitié réelle…
Seule Mathilde, la narratrice dont le "je" prend en charge le récit, reste fascinée par cette histoire de couverture magique. Elle fait un pas vers Tiziri en cherchant à découvrir et à comprendre ce que la jeune étrangère nomme son "Boutis-Paradis" et dont elle perçoit d’emblée l’universalité : "Je me souviens qu’elle ôta ses chaussures et qu’elle foula la couverture comme on entre dans une église, une synagogue, une mosquée, un temple, un musée, une forêt primaire, certains livres ou la chambre d’un nouveau-né." Dès lors se tisse une amitié entre les deux fillettes, matérialisée par le dessin d’un fil continu se déliant de page en page et qui relie pas à pas, patiemment, leurs deux mondes séparés. Par le prisme de cet objet précieux, Tiziri initie sa nouvelle amie à une forme de spiritualité dans laquelle prennent forme des récits reliant les deux jeunes filles à leurs ancêtres.
Le tissage est l’une des formes d’art les plus anciennes de l’histoire. En Afrique, par exemple, l’art textile, pratiqué par les femmes, a joué un rôle considérable. Il est le support d’une tradition et d’une mémoire qui se transmettent à l’oral, comme celle des contes. Des artistes contemporaines, telle la zimbabwéenne Georgina Maxim, font du textile leur matériau de prédilection. En réinscrivant cet art immémorial dans une pratique contemporaine, elles établissent des liens entre le passé et le présent, entre mémoire personnelle et universelle.
Le boutis, quant à lui, est le résultat d’un travail ancestral sur textile piqué et parfois rebrodé, un art domestique dont la technique s’est transmise de mère en fille. En France, on l’appelle aussi “broderie de Marseille” et il fait partie du patrimoine culturel immatériel.
Quel meilleur symbole, donc, que cet objet d’art, de mémoire et de transmission, aux origines multiples, pour raconter aux enfants une histoire d’amitié construite sur l’altérité et sur la compréhension de ce qui nous unit en dépit de nos différences. Le boutis établit une passerelle par-delà les spécificités ethniques et culturelles par la construction d’un récit à la fois singulier et commun : celui qui nous relie à notre histoire familiale.
Et il n’est pas surprenant que, pour mettre en image ce récit, Joe Witek se soit tournée vers le travail de l’illustratrice Jimena Estibaliz, avec son univers aux couleurs vives et son style proche de celui des peintres naïfs. Simplicité et authenticité émanent de ses dessins pour célébrer d’un même élan la nature, les traditions et l’univers des contes. Une alchimie opère entre ces images et un texte tout en finesse et sensibilité, qui nous plonge dans une fiction poétique aux accents universels.
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[1] Georgina Maxim déconstruit et reconstruit les vêtements de sa grand-mère en utilisant diverses techniques comme le crochet, le tricot et la broderie.