L’édition numérique accessible, une feuille de route vers l’inclusion
Tout part d’un texte, ou plus précisément, d’une directive européenne de 2019, retranscrite dans le droit français en 2023. Elle fixe l’objectif suivant : toute production de livre numérique à compter de 2025 devra être nativement accessible, sous peine d’enfreindre la loi. Un chantier au long cours, pris à cœur par les professionnels du livre et très attendu par les défenseurs d’une France plus inclusive.
Environ 820 000 personnes seraient "empêchées de lire" en France1. Un public disparate et difficile à dénombrer avec exactitude, qui englobe les personnes atteintes de déficiences visuelles, de troubles DYS (dyspraxie, dyslexie…), les personnes sourdes ou malentendantes, les personnes souffrant de problèmes de préhension (paraplégiques, tétraplégiques…). "Une personne sur cinq est considérée comme empêchée de lire au niveau mondial" déclare Fernando Pinto Da Silva, membre de la Fédération française des aveugles et amblyopes de France, expert en accessibilité numérique. Pourtant, il affirme que moins de 10 % de la production éditoriale française est utilisable par une personne éloignée de la lecture pour cause de handicap. Cette nouvelle obligation pour les éditeurs de contenus numériques de rendre leur production accessible à tous semble s’imposer face à de tels chiffres. L’Arcom a été désignée pour contrôler et piloter cette mutation vers une plus grande inclusion des publics dans le monde de la lecture.
Travaux en cours
Les professionnels n’ont pas attendu l’obligation future pour s’organiser et entamer le chantier de l’accessibilité de leurs ouvrages. "Hachette a commencé depuis 2016. Le gouvernement français incite depuis plusieurs années les éditeurs à modifier leurs pratiques. Le mouvement est devenu très fort dès 2018 et la France s’affiche plutôt comme une pionnière en la matière", juge Fernando Pinto Da Silva. Si la tâche semble d’ampleur, le texte de loi apporte une nuance importante. Les éditeurs dont le chiffre d’affaires n'excède pas les deux millions d’euros et comptant moins de dix salariés sont exemptés d’une telle contrainte. "Sans cette dérogation, c’est la diversité éditoriale qui serait mise en péril, analyse Louis Marle, responsable de la production numérique à Albin Michel. Beaucoup de petits éditeurs ont déjà du mal à joindre les deux bouts, ils ne pourraient pas survivre à une telle obligation." Autre exception à la loi, les genres de la bande-dessinée, de la jeunesse (c'est-à-dire la jeunesse illustrée) et des manuels scolaires ne seront pas obligés de s’y contraindre, du moins dans un premier temps. Décrire un livre purement illustré s’avère plus exigeant pour le travail éditorial qu’il requiert, les compétences et le temps de travail estimés pour chaque œuvre.
Mais qu’est-ce que cela implique, concrètement, de concevoir un livre numérique nativement accessible ? Ce qui est désigné comme tel est le format ePub 3. Un format qui propose une table des matières complète, des accès spécifiques et des descriptions sémantiques adaptées pour traduire des images, des graphiques, des illustrations ou tout autre élément visuel qui ne serait pas du pur texte. Laurent Le Meur, directeur technique d'EDRLab2 le définit ainsi : "Un ePub 3 accessible est un ePub de bonne qualité et multi-usages : il est bien structuré, les images sont décrites, il comporte une table des matières dans laquelle il est possible de naviguer, les numéros de page des sources sont précisés, un lecteur d’écran permet de lire les équations mathématiques, etc. Il peut aussi devenir du braille ou de l’audio.3"
"Cela demande de bien choisir les niveaux de titres pour que le lecteur comprenne la hiérarchie des informations", complète Fernando Pinto Da Silva. Le titre du livre et celui du chapitre ne sont pas au même niveau, et si le lecteur lambda le constate visuellement, le lecteur empêché de lire a besoin d’indications additionnelles pour le comprendre. "Prenez l’exemple d’un roman policier. Dans le texte apparaît une capture d’écran montrant un échange de textos entre les personnages. Si cette image n’est pas décrite pour moi, je passerai à côté d’une partie de l’intrigue, il me manquera un élément", vulgarise-t-il. C’est une masse d’informations qui s’inscrit à tous les niveaux d’un texte, et qui s’accompagne d’un paramétrage de contrastes marqués, offrant une visibilité confortable pour tous.
La convergence des buts
Les formations Edinovo4, qui appartiennent au centre Asfored, sont parmi les seules à proposer des sessions consacrées entièrement à ce thème. En parcourant leur catalogue, on peut choisir entre "Intégrer l’accessibilité à son projet éditorial" ou encore "Accessibilité : le livre numérique pour tous". Loin d’être prises d’assaut par des professionnels pressés de s’acculturer au monde de l’édition accessible, les formations peinent à se remplir, nous confie Nicolas Rodelet, directeur de la formation continue à Asfored. "Elles ne rencontrent pas beaucoup de succès. Si on compare avec les formations en rapport avec l’IA, ça n’a rien à voir", lâche-t-il, implacable. "Aujourd’hui, les éditeurs savent faire des livres accessibles. Ce qui est intéressant, c’est que les questions de l’accessibilité numérique rejoignent à bien des égards celles de sobriété numérique."
Un œil naïf pourrait penser qu’à l’inverse, rendre un site Internet ou un ouvrage 100 % accessibles alourdirait les fichiers et serait, en somme, plus énergivore. Bien au contraire, répondre à des questions de sobriété demande une utilisation restreinte de la vidéo et de l’image en général, qui sont souvent illustratives et superflues à la compréhension d’un texte, mais qui pèsent lourd en termes de données. "En revanche, l’utilisation massive de l’IA pour décrire les images s’impose comme une piste privilégiée", précise Nicolas Rodelet. "Le futur ePub, la génération qui viendra après l’ePub 3, sera totalement en ligne et pourra s’apparenter à un mini-site Internet", dévoile le responsable numérique d’Albin Michel. "On lira son ePub en streaming. Un roman numérique représente environ un giga quand une série requiert 2,5 giga l’épisode en moyenne, donc il faut relativiser sur l’impact environnemental de ce type de streaming. L’ePub est la plus écoresponsable des solutions", conclut-il.
Horizon 2025, un défi réaliste ?
Si toute nouvelle production numérique se doit de répondre aux critères d’accessibilité d’ici 2025, c’est tout le fonds existant d’ePub qui doit être transformé pour 2030. Aucune inquiétude de la part des professionnels concernés pour rentrer dans les clous de la légalité pour l’échéance de 2025. La technologie existe, les compétences sont là, le contrat sera donc respecté. Mais c’est la question du stock déjà en ligne qui se pose. "Nous avons 5000 ePub à passer en nativement accessibles d’ici à 2030. Nous allons commencer par ce qui se vend le mieux, et on redescendra dans la liste du catalogue par ordre de popularité et de demandes du lectorat. C’est la méthode consacrée", explique Louis Marle, qui dispose d’un vaste catalogue avec, en tête de gondole, Amélie Nothomb ou encore Katherine Pancol. Un défi réalisable pour le secteur de l’édition, mais les éditeurs sont loin d’être les seuls concernés par cette directive. L’Acte européen sur l’accessibilité (EAA) englobe tous les services et produits de l’Union Européenne5. Cela touche autant les livres que le distributeur de billets de banque. C’est sur ce point que Fernando Pinto Da Silva émet quelques réserves.
"Il faut que toute la chaîne suive le mouvement. Si le livre que je veux acquérir existe en nativement accessible, c’est parfait, mais si la librairie en ligne sur laquelle je veux l’acheter passe par une plateforme de paiement qui ne l’est pas, alors le produit existe, mais je ne pourrais pas me le procurer…", alerte-t-il. Ce sont tous les acteurs qui doivent se mettre au pas d’une culture de l’inclusion, qui tend à devenir la norme.
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1. Source : Ministère de la Culture, Livre numérique accessible : un défi à l’horizon 2025
2. Site du European Digital Reading Lab
3. Source : Assises du livre numérique 2023 - Synthèse "Vers des livres numériques nativement accessibles"
5. Lire la Directive européenne relative aux exigences en matière d'accessibilité applicable aux produits et services