L’Extraordinaire Voyage de Marona
En salle ce mercredi 8 janvier, L'Extraordinaire Voyage de Marona, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA, est un film d'animation singulier par sa richesse graphique et les différents niveaux de lecture qu'il offre. Sa réalisatrice Anca Damian, le coproducteur Emmanuel Quillet, de la maison de création cinématographique et audiovisuelle bordelaise Marmitafilms, et Ron Dyens, producteur délégué avec Sacrebleu Productions, sont revenus sur la fabrication de ce projet, entre la France, la Roumanie et la Belgique.
Après Le Voyage de monsieur Crulic (2012) et La Montagne magique (2015), films avec une dimension historique, L’Extraordinaire Voyage de Marona raconte la vie de la chienne Marona, à travers les humains successifs qu’elle a rencontrés. Dans quelle mesure ce film consiste aussi en une critique des comportements humains ?
Anca Damian : Ces deux précédents films sont des œuvres hybrides, entre le documentaire, l’animation et la fiction. Pour traiter les sujets, je me suis beaucoup documentée mais j’ai rendu visible une seule vision de la réalité. L’Extraordinaire Voyage de Marona est lui aussi inspiré de faits réels et il traite de sujets tangibles comme la vie, l’amour et le rapport à la mort. Quand je travaillais l’écriture d’un précédent projet sur Malala, qui n’aura pas vu le jour faute de disposer des droits, j’ai recueilli dans une rue de Bucarest une chienne qui a ensuite été placée en famille d’accueil. Il y a des idées qui prennent corps dans le réel. La rencontre avec cette chienne errante a cristallisé mon envie de traiter de l’empathie, à l’heure où l’on demande par exemple aux enfants d’être avant tout compétitifs, d’être les meilleurs.
Dans ce film, j’utilise le point de vue de la chienne pour montrer l’incapacité des gens à faire preuve d’empathie et de considérer le bonheur. "Happiness is a small thing, almost nothing" : la chanson à la fin du film résume bien cette idée que de simples petits moments de vie font le bonheur. L’histoire des personnages montre que les hommes souhaitent toujours autre chose que ce qu’ils ont déjà, incapables d’apprécier le moment présent.
Le film insiste sur les différents noms donnés au chien et ceux de ses maîtres successifs. Comment s’est opéré ce travail onomastique ? Pourquoi avoir choisi Marona ?
A.D. : Comme tous les éléments composant le film, les noms sont longuement travaillés. Par exemple, Malone [circassien qui accueille Marona au début du film, ndlr] nomme la chienne Ana, en référence à la légende balkanique du maître bâtisseur Malone. Ce dernier, ne parvenant pas à construire l’édifice dont il a la charge, doit selon la légende sacrifier une vie humaine, quelle qu’elle soit. Il décide alors de sacrifier la première personne se montrant, qui sera sa femme Ana. Ce dilemme mythologique se retrouve ainsi dans la situation des personnages du film. Quant au nom des autres maîtres, Istvan est un nom hongrois et Solange offre une dimension universelle.
J’ai appelé la chienne que j’ai recueillie Marona parce que sa fourrure est brune. Quand nous avons dessiné la chienne en noir et blanc, j’ai préféré que l’on garde le nom Marona afin que le film conserve la mémoire de la chienne qui a inspiré ce film.
"Même si la vie d’un chien est plus courte, l’idée est de faire traverser Marona dans le siècle."
Nous retrouvons dans L’Extraordinaire voyage de Marona un kaléidoscope esthétique qui caractérise vos œuvres. Cette variété stylistique est-elle utile pour appuyer la narration de vos films ?
A.D. : L’animation consiste selon moi à rendre visible l’invisible. Pour chaque scénario, je réalise un concept graphique. Celui de L’Extraordinaire Voyage de Marona était découpé en trois blocs. D’abord celui de la jeunesse, de l’insouciance, où l’univers semble atteignable et où les personnalités sont fantasmées. Pendant l’adolescence, les personnages sont plus arrêtés, bloqués, l’espace est carré. Istvan y vide d’ailleurs les souvenirs de Malone entourant Marona avant d’emmener cette dernière chez sa mère où, comme dans Shining, l’espace est symétrique, à l’image de la bipolarité de la vieille femme. Dans la dernière partie du film, celle de la maturité - où l'on accepte les gens comme ils sont -, chacun a son coin dans l’appartement mais tous ces angles sont connectés comme dans un accordéon.
Au-delà de ce rapport à l’espace, le film se découpe dans le temps avec trois séquences : celle de Malone dans les années 1950, d’Istvan dans les années 1980-90, période consumériste, puis celle de Solange, de nos jours. Même si la vie d’un chien est plus courte, l’idée est de faire traverser Marona dans le siècle. S’exprime aussi graphiquement l’espace du parc, endroit organique, qui reflète l’âme de chaque personnage : il est nocturne avec Istvan, solaire avec Solange, rougeâtre pour la mère et automnal pour le grand-père.
La musique de Pablo Pico joue un rôle important dans ce film. Comment se sont décidés les choix musicaux ?
A.D. : J’ai rencontré Pablo quand j’ai réalisé le court métrage Carré, en 2016, avec l’Adami. Je ne voulais pas travailler avec lui sur ce projet mais plutôt pour de l’animation, sa musique étant riche pour un film de prises de vue réelles. Pablo a écrit les thèmes avant que l’on commence la fabrication du film. J’ai ensuite calé les thèmes sur les différentes séquences du film et les animateurs les ont travaillées avec la musique en fond afin que correspondent davantage l’image et le son.
"Le travail de production a été décisif dans ce projet puisque le budget de l’animation n’a coûté que 1,1 million d’euros, ce qui est très faible pour un long métrage d’animation."
Vous êtes à la fois réalisatrice et productrice de ce film. Pourquoi assurer cette double fonction ?
A.D. : Je pense que cela s’explique par mon parcours. Lycéenne, je faisais partie des trois jeunes Roumains participant aux olympiades internationales des mathématiques. Les deux dernières années de lycée, j’ai finalement étudié les Beaux-arts et beaucoup fréquenté le ciné-club. Mais j’ai conservé cet esprit mathématique, en arrivant à comprendre l’ensemble de la fabrication d’une œuvre, au-delà de l’artistique. Le travail de production a été décisif dans ce projet puisque le budget de l’animation n’a coûté que 1,1 million d’euros, ce qui est très faible pour un long métrage d’animation. Cela dit, mon premier long métrage, Le Voyage de monsieur Crulic, a coûté 300 000 euros mais je ne pourrais plus faire ce type de projet aujourd’hui (rires) !
Si le film n’était pas possible sans coproduction, j’ai assumé la fonction de productrice déléguée et donc toute la responsabilité du projet. C’est à moi de comprendre ce qu’il est important de financer, notamment pour répondre aux besoins du projet artistique. Je me suis d’ailleurs formée en 2010 à Luxembourg auprès de l’EAVE.
À quelles étapes du projet Sacrebleu Productions et Marmitafilms se sont-ils associés et quelles ont été les impulsions de cette coproduction ?
Emmanuel Quillet : Ron Dyens, producteur à Sacrebleu Productions, m’a présenté le projet début 2017. Nous nous connaissions car nous avions déjà collaboré sur le très beau film de Rémi Chayé Tout en Haut du Monde. Le film existait alors sous forme d’un magnifique scénario accompagné de quelques premières recherches graphiques très séduisantes. D’un point de vue de la fabrication, il restait tout à inventer et le souhait d’Anca était de se passer des étapes classiques de pré-production pour laisser la plus grande marge de manœuvre possible aux animatrices et animateurs. Cette démarche, éloignée des modèles standards, rejoignait notre pratique de laboratoire artistique et notre approche libre de l’animation. Tout était donc réuni pour nous engager aux côtés de Ron et d’Anca à vivre - et faire vivre - cet extraordinaire voyage.
Ron Dyens : Nous avons pensé très rapidement à associer Marmita avec qui nous avions déjà travaillé sur Tout en Haut du Monde et apprécié le travail. Sur ce dernier film, il s'agissait d'un soutien au développement de l'animation. Avec Marona, nous sommes passés à une réelle implication en tant que studio sur le film d'Anca, preuve de la confiance qui s'est créée lors de notre première expérience commune.
A.D. : Sacrebleu a assuré la production déléguée pour la France, avec le concours de Marmitafilms. Le film a été fabriqué à Arles auprès de l’équipe de Tu Nous ZA Pas Vus, et à Bordeaux, dans les studios de Marmita. Je dois beaucoup à Marc Rius [Tu Nous ZA Pas Vus, ndlr] et Emmanuel. Il s’est créée une connexion entre nous trois lors de la production du film, une complicité artistique qui pourrait amener, je l’espère, de nouvelles collaborations.
"D’une manière insoupçonnée au départ, nous en sommes venus progressivement à intervenir ponctuellement les uns sur les parties des autres, ce qui au final participe pleinement à la création de l’unité du film."
Quel a été l’apport des coproductions pour votre film ?
A.D. : Ron Dyens, de Sacrebleu Productions, a eu pour rôle de gérer le financement du film au niveau national. Emmanuel a coordonné l’équipe de Bordeaux et a investi des moyens dans le film. Il s’est aussi impliqué sur le plan artistique, notamment lors du travail de la séquence de l’accident. Cette étape de production s’est faite entre la Nouvelle-Aquitaine et la Belgique. Emmanuel a très précisément compris mes intentions et celles de la décoratrice Gina Thorstensen, et a participé à la discussion avec les animateurs belges venus à Bordeaux à qui nous n'arrivions pas forcément à faire comprendre notre concept d’anamorphose en 3D.
E.Q. : Les coproductions sont très souvent indispensables afin de réunir le financement nécessaire à la fabrication d’un long métrage d’animation. Mais elles induisent en même temps parfois des difficultés dues, entre autres, au partage de la fabrication et au fractionnement irrationnel des tâches que cela entraine. Une des grandes forces de ce film vient du fait que sa structure permettait une division du film en partie autonome, rendant chaque coproducteur et studio associé, responsable d’une partie cohérente de la fabrication. Loin de nous éloigner, cette autonomie - en nous permettant de profiter au mieux de ce que peut offrir le travail en coproduction, à savoir les échanges de savoir-faire et de pratiques - nous a au contraire rapprochés. Et d’une manière insoupçonnée au départ, nous en sommes venus progressivement à intervenir ponctuellement les uns sur les parties des autres, ce qui au final participe pleinement à la création de l’unité du film.
R.D. : La coproduction financière – à distinguer de la coproduction déléguée (à l’international donc, avec la Roumanie et la Belgique) -, nous a permis d’aller plus loin qu’à l’accoutumée dans la fabrication et de travailler autour des souhaits d’Anca. Nous avons ainsi considéré les trois lieux de fabrication en France (Nouvelle-Aquitaine, Sud, GrandEst) comme des laboratoires créatifs avec les avantages et les risques que cela pouvait induire en termes de tâtonnements mais aussi d’exigences.
Qu’a permis le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine, en plus de contribuer à l’économie du film ?
E.Q. : À travers son engagement, la Région Nouvelle-Aquitaine contribue indéniablement à la préservation d’une diversité cinématographique et à l’existence sur nos écrans d’un cinéma original, singulier et hors-norme. Ceci est d’autant plus important pour un film comme L’Extraordinaire Voyage de Marona qui s’adresse à un public à partir de 7 ans pour lequel les propositions sont souvent très consensuelles. Permettre l’existence de ce cinéma, c’est offrir la possibilité précieuse au spectateur d’une rencontre avec un monde inattendu, étonnant, parfois même déroutant, propice à la découverte d’émotions nouvelles et au déploiement de l’imaginaire et de la pensée.
A.D. : Le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine a été très important dans l’économie du film puisque sur les 2,6 millions d’euros du budget, 1,7 million provient de la France. Le travail en région a été décisif, notamment dans notre collaboration avec Marmitafilms qui, en plus de participer financièrement et artistiquement au projet, nous a connectés à des techniciens et animateurs. Je pense en particulier à Chloé Roux, animatrice qui a d’abord travaillé sur Solange enfant mais qui a fait tellement d’autres choses au long de la fabrication de l’animation que je l’ai mentionnée au générique comme animatrice chef.
R.D. : Comme pour les autres régions, l’intérêt de travailler en Nouvelle-Aquitaine est de permettre de créer une émulation locale, pas seulement avec les animateurs et le studio sur place mais aussi, parce que le travail dure longtemps, de communiquer sur le long terme sur la fabrication du film. Un autre atout est que la région accueille le Cartoon Movie. Durant l’événement, en mars, nous avons eu la chance d’avoir une communication très forte et très ciblée. Enfin, la région est assez qualifiée pour la promotion des films, comme nous avons pu le ressentir sur Tout en Haut du Monde. Cela induit automatiquement une communication de qualité au moment de la sortie du film.
"Les adultes surtout sont pour beaucoup surpris par ce film qui ne correspond pas à un film d’animation classique pour les enfants, en forme et en contenu."
À quelle réception du film vous attendez-vous ? Les premières projections avant la sortie en salle vous rendent-elles optimistes ?
E.Q. : Le film soulève l’enthousiasme. Nous avons pu le mesurer dès sa première projection publique qui a lieu en juin dernier lors du Festival international du film d'animation d'Annecy. Depuis, les sélections dans les festivals internationaux, les prix et les avant-premières se multiplient. C’est très encourageant, d’autant plus que nous savons que nous pouvons compter sur un distributeur français exceptionnel, Cinéma Public Films, qui met tout en œuvre pour que le film puisse rencontrer son public dès sa sortie en France, le 8 janvier prochain.
R.D. : Les projections sont extrêmement positives pour ce film à la lisière de l’expérimental dans son traitement graphique. Notre grande incertitude se base cependant sur le bouche à oreille puisque, une fois que le spectateur est dans la salle, nous pouvons garantir la qualité du film !
A.D. : Le film a déjà été montré, notamment en septembre lors du Cartoon Forum. Il ressort de ces projections des appréciations chaleureuses et de la surprise. Les adultes surtout sont pour beaucoup surpris par ce film qui ne correspond pas à un film d’animation classique pour les enfants, en forme et en contenu, et qui offre aussi un niveau de lecture adulte. Il y a dans L’Extraordinaire Voyage de Marona de l’humour et des émotions. Au gré de la vie festivalière du film, je reçois des messages de personnes inconnues, d’Amérique du Sud, du Canada, du Japon, qui ont été touchées par une œuvre différente.