L’Île d’elles
Auteur néo-aquitain accueilli il y a cinq ans au Chalet Mauriac, Romuald Giulivo publie en ce début d'année aux éditions Anne Carrière LÎle d'elles, un lumineux roman d'apprentissage.
Si l’on ne tient pas compte d’une classification par âges, parfois réductrice en littérature, L’Île d’elles, qui vient de paraître aux éditions Anne Carrière, est bien le 9e roman de Romuald Giulivo. Ses quatre précédents livres ont tous été publiés à l’École des loisirs, dans la collection "Médium", et lorsqu’on connaît un peu l’univers de cet auteur, on peut penser que l’écriture de ce dernier livre est l’aboutissement d’un long cheminement. Écriture de la maturité peut-être, en tout cas qui nous entraîne par son rythme, sa musicalité et l’atmosphère singulière qu’elle décrit avec force.
Quelles impressions nous laisse cette Île d’elles une fois le livre refermé ? Celle d’une chaleur incandescente, d’une lumière éblouissante et d’une ambiance quelque peu décadente, aux parfums felliniens, une désinvolture des corps et des esprits qui s’égarent peu à peu.
Avant même de parler des personnages du roman, le premier rôle est sans doute celui du lieu où se déroule cette histoire, une île méditerranéenne où se mêlent villas paradisiaques et bas-quartiers populaires, monts viticoles et ports touristiques. Terre de contrastes, comme ceux qui caractérisent ses autochtones contraints pourtant d’y vivre, ensemble. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec l’île de Stromboli, celle de Roberto Rossellini, ce monde clos, magnifique mais parfois hostile, soumis aux caprices de son volcan et ceint par la mer, barrière symbolique et d’autant plus dangereuse que, parmi les trois personnages principaux et narrateurs du livre, deux ne savent pas nager.
"Roman à trois voix, donc, chacune racontant sa propre version des faits."
Roman à trois voix, donc, chacune racontant sa propre version des faits. Celle de Nanni ouvre le récit et l’occupera dans sa majeure partie. Jeune homme nanti, à l’allure nonchalante, comme anesthésié par le traumatisme d’un abandon paternel qu’il s’efforce de surmonter, semble-t-il, en idolâtrant celle pour qui son père a fui, Gloria, célèbre pianiste de jazz dont il collectionne photos et enregistrements. Tout entier habité par ses fantasmes à l’égard de cette femme et de sa musique qui le "transport[e] d’émoi", il l’invite à se produire à la fête d’anniversaire qu’il organise pour les 40 ans de Laurence, sa mère. Le récit commence ainsi par l’attente fébrile du jeune homme qui appréhende cette rencontre comme le moment charnière de son existence.
À ses côtés, Ugo, l’ami fidèle et antithétique – tant par son milieu social que par ses goûts musicaux –, qui vient des bas-fonds de l’île, orphelin élevé par un frère aux pratiques mafieuses. Cette figure de rebelle, magouilleur et débrouillard, épris de liberté et obsédé par son désir de fuir de cette île pour rejoindre une Amérique fantasmée, n’est pas sans rappeler quelques traits de Huckleberry Finn, le héros de Mark Twain. Un Huck plus âgé et moderne cependant, avec un goût affirmé pour le rock grunge et alternatif et ses icônes décadentes des années 1990 – John Baker Saunders, du groupe Mad Season ou Kurt Cobain, de Nirvana –, ou encore un penchant particulier pour le porno vintage. Ugo aussi attend son moment, celui où il pourra enfin se déclarer auprès de Laurence pour laquelle il éprouve un ardent désir.
Face à ces deux garçons, le dernier élément du trio dont la voix clôture le récit, Sofia, jeune femme taiseuse et farouche qui cache sa féminité et observe, écoute et comprend ses amis peut-être mieux qu’eux-mêmes. Elle les intrigue un peu, force leur respect et leur admiration. Ugo confie qu’auprès d’elle, il "surveill[e son] langage, [sa] tenue" et qu’il détesterait "la choquer, la brusquer", tandis que Nanni en fait un portrait éloquent : "Je pourrais évoquer, de manière non exhaustive et dans le désordre, son ouverture d’esprit, son audace, son sens de la répartie ou la puissance de son crochet droit. […] Sa présence à nos côtés avait adouci mes rapports avec Ugo." Figure féminine apaisante donc, à l’inverse des deux autres femmes du roman, Laurence et Gloria qui, elles, exacerbent la confusion des sentiments des deux adolescents. Aveuglés par leurs désirs inassouvis, ils ne voient pas les sentiments qui animent leur amie, elle-même incapable de choisir entre les deux garçons. Elle aussi guette l’instant opportun pour franchir le pas, mais elle sait que Nanni et Ugo ont d’abord un chemin difficile à parcourir.
"C’est peut-être dans cette transmission des sensations que réside la force de ce livre."
On retrouve dans ce trio des thèmes récurrents et certains traits caractéristiques des personnages de Romuald Giulivo, comme le goût de l’absolu, du risque, le rapport singulier des jeunes à la violence, l’importance des premières amours dans la construction de l’identité, ou encore la cassure entre les générations. Ces jeunes adultes évoluent dans un monde aux repères flous, en particulier Nanni dont l’histoire s’est construite autour d’un mensonge. Lorsqu’Ugo découvre celui-ci, il devient fou de rage et laisse éclater une violence que l’on est tenté de juger légitime.
Le monde des adultes est représenté par quelques personnages très typés, notamment Luigi, intendant de la maison et du domaine de la famille Corbera di Salina mais, surtout, gardien de l’île et de sa mémoire. À travers son portrait, c’est l’histoire du lieu qui défile, le temps où les insulaires vivaient encore de leur pêche – là encore, ce sont les images du film de Rossellini qui nous viennent à l’esprit –, ou celui des révoltes du peuple contre la fermeture des chantiers navals. Personnage complexe, il tire toutes les ficelles en coulisse et incarne en partie les contradictions et maladresses des adultes à l’égard des jeunes.
Tandis que certains personnages nous semblent familiers quand on connaît les précédents livres de l’auteur, l’écriture, elle, a pris de l’ampleur, un souffle simonien parfaitement maîtrisé qui marque, à certains moments, une accélération du rythme de circonstance. Ainsi, le récit d’une embardée en voiture se déploie sur trois pages au terme desquelles le lecteur éprouve le même sentiment de défoulement libérateur que Nanni : "j’ai eu l’impression qu’un souffle interminable s’échappait de mon corps, rompant la gangue de goudron dans laquelle mon cœur était enserré, j’ai coupé le contact, j’ai lâché le volant, et j’ai eu envie de pousser un grand cri de joie." C’est peut-être dans cette transmission des sensations que réside la force de ce livre. Au-delà du récit, il nous fait ressentir, au cœur de l’hiver, cette chaleur et cette lumière qui nous font cruellement défaut et qui nous donnent envie de prolonger ce plaisir de lecture.
L'Île d'elles, de Romuald Giulivo
Éditions Anne Carrière
200 pages
17 euros
ISBN : 9782843379666