"La Femme domino", un désir d’écriture
Sophie Poirier signe La Femme domino, un livre-enquête sur la vie tumultueuse de Léonie d’Aunet (1820-1879), écrivaine, exploratrice. Deux événements majeurs marqueront sa vie : la découverte des confins à l’âge de dix-neuf ans, la honte et l’enfermement à l’âge de vingt-cinq ans. Dans la transparence et l’authenticité, c’est le désir de l’écriture comme affirmation de la liberté qui est aussi révélé.
Lire La Femme domino de Sophie Poirier est ne plus souffrir d’une écriture sans palpitation. La légèreté et la fraîcheur, la recherche de la beauté, l’édification d’une vérité invulnérable se dégagent avec magie de l’existence de Léonie d’Aunet. Tour à tour romancière, nouvelliste, dramaturge, chroniqueuse de presse sous le pseudonyme de Thérèse de Blaru, la "femme domino" était aussi une exploratrice française.
Ne craignons pas de retenir l’exergue de l’autrice, signée Micèle Lesbre : "Ce je, pour qu’il m’arrive quelque chose quand j’écris", et réjouissons-nous de tomber sur des phrases-trésors de son récit qui élèvent, offertes dans le souci de la lisibilité, l’interlignage préparant toujours au saut, pour contrarier notre sentiment premier d’étrangeté : "C’est peut-être depuis la honte qu’elle va écrire". Mais n’est-ce pas l’altitude de la littérature de nous faire revenir à la source même qui coule en secret s’apparentant à un simple "peut-être" ?
Attachons-nous maintenant aux grandes lignes cassées de la vie de Léonie d’Aunet (le nom de son beau-père) née en 1820 entre janvier et juillet, et dont l’acte de naissance disparut dans les incendies pendant les événements de la Commune, abandonnée par sa mère à l’âge de douze ans. À peine adulte, elle sera la compagne puis épouse du peintre François-Auguste Biard, de plus de vingt ans son aîné, aventurière à l’âge de dix-neuf ans pour un voyage unique au Spizberg, son récit Voyage d’une femme au Spizberg (1854) en témoignera, amoureuse du naturaliste et officier de marine Paul Gaimard. Elle aura deux enfants "dont les pères – comme pour elle – font l’objet d’hypothèses". Puis ce sera l’apparition flamboyante dans sa vie de "VH" (l’autrice choisira toujours l’initialonyme dans sa centaine de pages). La passion sera convoquée incarnée dans la nuit du 2 au 3 juillet 1845 où Léonie, prise en flagrant délit d’adultère avec son amant, connaîtra à l’âge de vingt-cinq ans la prison de Saint-Lazare avant le couvent. Victor Hugo, pair de France, ne sera pas inquiété puisqu’il bénéficiera de l’immunité parlementaire. Facétie de l’histoire, Biard, le mari aussi honteux que trompé, ne s’arrêtera pas de donner son nom à Léonie jusqu’à sa mort le 21 mars 1879.
Sophie Poirier a l’appétit de la recherche. En 2019, elle est partie en Norvège jusqu’au cap Nord pour vivre véritablement sa relation du voyage avec Léonie, s’interrogeant sur "cent quatre-vingt-dix ans entre son regard et le mien". Au-delà, nous la suivons attentivement dans ses propres traces de l’enfance, se confronter à la mort : "Je reprends parfois un trajet de mon enfance pendant lequel grâce à eux [Les arbres], je me souviens". Toujours en quête de la femme-présence Léonie, l’autrice choisit de mordre au silence en la faisant parler à travers une voyante "Nathalie P." : "Léonie, soudain vivante et morte".
"Est-ce qu’on sait l’origine de ce qui fait notre désir pour quelqu’un ?", nous confie Sophie Poirier, capable de marcher dans les quartiers de Paris où vécut Léonie, de pousser la porte du portail de la villa Ruissel-sous-bois à Samois-sur-Seine pour espérer le fantôme de la rencontre initiale de VH et de Léonie, de contacter la SGDL pour avoir accès au dossier de l’écrivaine (admise comme sociétaire en 1860), de se rendre au cimetière de Ville-d’Avray où la sépulture de l’intéressée n’existe plus, de faire une expédition virtuelle d’un coffre-fort, un dépôt de graines de "millions de semences d’arbres et de végétaux" sur l’île norvégienne de Spitzberg, de s’intéresser à Georges Biard d’Aunet, le fils de Léonie, lieutenant de vaisseau, baptisant géographiquement un "lac d’Aunet" en l’honneur de sa mère. Quel est-il donc son désir ? Si ce n’est l’obsession d’écrire et de s’y sentir invitée. Elle s’en explique à sa manière en déchiffrant la trouvaille d’une statuette Isis‑Fortune au musée d’Aquitaine, à l’origine de sa lecture du Voyage d’une femme au Spitzberg.
Léonie ne fait rien comme tout le monde." Les dernières lignes relatent la marche d’un 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Il s’agit d’un cri-poème où l’amour de l’autrice pour Léonie jaillit enfin à travers le possessif "ma" : "regarde-nous ma Léonie" et balaye le passé des lignes écrites : "Je l’envie [Léonie] […] Pendant que moi, je suis restée longtemps en place". À travers ce livre-enquête, c’est la poitrine de l’autrice qui se soulève, c’est la marche des femmes vers leur futur, la promesse et le déploiement de la liberté…