"La Levée du temps" : la résidence comme mode d’imprégnation
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Juliette Keating a été accueillie au Ciel de Royan, membre du réseau des lieux de résidence sur huit semaines d’avril à décembre 2023. Un temps de découverte du territoire et de ses habitants qui a nourri l’œuvre de l’autrice.
Accueillie avec beaucoup de chaleur et de la vraie curiosité pour son travail par les Royannais et Royannaises, Juliette Keating a effectué dans le cadre de cette résidence des lectures et de nombreuses rencontres, ainsi qu’un atelier d’écriture. Elle a intégré au texte qu’elle était en train de construire cette ville qu’elle ne connaissait pas, qu’elle a découverte en sillonnant ses rues. Le thème du changement de vie, de l’affranchissement de soi, qui était au cœur de son texte, a trouvé des échos avec l’histoire de Royan. Le bombardement du 5 janvier 1945, la Reconstruction… Les péripéties romanesques de ce récit émanent donc spontanément des rencontres effectuées, de l’ambiance de la ville, de son architecture si particulière, non dénuée d’un certain mystère. Toutefois, il ne s’agit pas d’un livre sur Royan, mais d’un texte que la ville a inspiré pour une bonne part.
Un livre, une femme, une ville, défaite et renaissance
Anne Sainpère, la cinquantaine, est veuve. Reléguée en télétravail, "épuisée d’elle-même" après des années sous l’emprise de son mari, elle voudrait disparaitre. Mais un échange inopiné d’appartement la conduit dans une station balnéaire de la côte ouest.
Cet ouvrage de Juliette Keating est construit en deux parties, qui représentent chacune une face opposée de la vie d’une femme. Yin / Yang ; Destruction / Renaissance.
La première partie, intitulée Le cercle de fumée, est un constat d’échec formulé par Anne Sainpère. De la fenêtre de son appartement situé dans une tour de 15 étages, en bordure du périphérique parisien, elle s’apprête à mettre fin à ses jours.
En une écriture concentrique autour de cette fenêtre et du désir d’en finir de l’héroïne, Juliette Keating décrit, d’un seul jet et en un seul long monologue à la première personne du singulier, cette moitié de vie inaboutie sous l’emprise d’un homme. Anne s’est laissé épouser comme par inadvertance. Son mariage est "un vaudeville dont la mise en scène ne changeait jamais". En quelques touches descriptives, quelques scènes remémorées dans ce quartier peu reluisant, Juliette Keating plante le décor dans lequel Anne Sainpère est "spectatrice de la vie des autres". Ainsi, chaque dimanche, celle-ci est obligée d’accepter un apéritif dans le salon de la maitresse de son mari, Murielle Dayan.
Sainpère disparu, elle se retrouve dans leur appartement avec "pour seule compagnie l’urne funéraire sur la table de nuit" et le regret de n’avoir pu échanger avec l’autre femme, décédée au même moment. "J’étais la femme qui se tait".
Sa vie professionnelle est aussi un désastre
Déjà évoquée jusqu’à la catastrophe dans une nouvelle intitulée La venelle, c’est la lente descente aux enfers d’une femme de cinquante ans, modeste employée, devant les diktats d’une société capitaliste, que va décrire Juliette Keating.
Se jugeant "illégitime", écrasée par ce mari qui la force à briguer un travail subalterne pour lui permettre de faire ses études et de la recherche, Anne Sainpère, après "25 années au même poste", se voit débarquée au prétexte d’un déménagement de son service.
Mais curieusement, c’est d’un coup de téléphone de son ancienne cheffe de service, Christine Lepreux, que va venir une échappatoire, sous la forme d’un "séjour gratis sur la côte".
La deuxième partie, que l’on peut qualifier de solaire après les ténèbres de la première, s’intitule Royana, du nom de cette ville balnéaire dans laquelle va échouer Anne Sainpère.
Sans attaches, libre, mais encore alourdie par l’urne funéraire qui encombre sa valise, comme ses peurs sous forme de visions récurrentes, elle va peu à peu et à son corps défendant se réveiller dans ce qui lui semble de prime abord un "panorama de carte postale".
Ayant peine à croire à sa propre réalité, "Anne Sainpère se sent un personnage de roman" et juge tout ce qui l’entoure à l’aune de sa propre déréalisation : "Ici les maisons ont la légèreté d’un décor". Au fil de courts chapitres esquissés autour de protagonistes successifs, Anne Sainpère rencontre des amoureux de cette ville "enfermés dans une représentation d’un passé idéalisé" qu’elle ne comprend pas.
Mais "la vraie vie, là où le temps perdu ne se retrouve pas et l’on a 50 ans sans y comprendre rien…" la rattrape. Elle va se retrouver piégée par son propre passé à la faveur d’un retournement d’intrigue la confrontant aux conséquences de l’adultère de son ex-mari. Et se prend d’empathie pour le passé de la Ville qui lui rappelle ses propres traumas. "Coupable d’ignorance", elle va explorer "la boue de l’histoire".
Cette deuxième partie va alterner le "Elle" pour qualifier Anne encore spectatrice de sa propre vie, puis laisser petit à petit le "Je" s’affirmer : Anne agit, prend des notes, renoue avec la lecture, l’écriture.
Elle désire maintenant "reprendre au début, tisser un autre récit, lumineux et franc, abolir la laideur des faux-semblants". Va-t-elle y arriver ?
C’est par le biais d’une ribambelle de personnages rencontrés dans les lieux de la ville, qu’elle reprend pied et s’ouvre aux sensations physiques, à la beauté de l’estuaire, du littoral, à une nouvelle conscience. L’écriture de Juliette Keating se fait alors tournoyante et éclatée, parsemée de notations charnelles. Son corps change et "ici, elle apprend à être seule".
Ces rencontres lui permettront enfin d’enterrer ses morts et de rendre à l’histoire ce fameux "cercle de fumée".
Nous retrouvons donc dans ce nouvel ouvrage de Juliette Keating un sujet qui lui tient à cœur, le corps féminin comme lieu de l’oppression mais aussi celui de l’émancipation, ainsi qu’un portrait peu commun de la Ville de Royan.
Une maison d’édition locale et engagée
L’Ire des Marges, maison d’édition indépendante située à Bègles, a été invitée au Ciel de Royan dans le cadre de l’évènement La Fabrique des Livres, en juin 2023. Elle a publié l’avant-dernier livre de Juliette Keating À la rue (en collaboration avec Gilles Walusinski) en 2024 et récidive en 2025 avec La Levée du Temps. Les choix éditoriaux de L’Ire des Marges, toujours singuliers et justifiés par un engagement sans relâche de Bérengère Pont, sa directrice, en font un élément incontournable des maisons d’édition et des librairies indépendantes de Nouvelle-Aquitaine.
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La Levée du temps, de Juliette Keating, éditions L'Ire des Marges
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