La Nuée
Just Philippot et Thierry Lounas, respectivement réalisateur et producteur (Capricci) de La Nuée, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et le Département du Lot-et-Garonne, évoquent pour Prologue la genèse de ce film singulier mêlant drame agricole et thriller fantastique, en salle depuis le 16 juin.
Just, comment êtes-vous arrivé sur ce projet dont vous n’êtes pas l’auteur ?
Just Philippot : Thierry a produit Acide, mon dernier court métrage sur une famille contrainte de fuir une catastrophe environnementale. Il est donc naturellement revenu vers moi en me proposant un projet au sujet cousin…
La famille était donc déjà au cœur de vos préoccupations ?
J.P. : Depuis mes premiers courts métrages, la question de la famille est centrale dans mon travail. Dans des registres à chaque fois différents, je cherche à mettre en scène la solidité d’une cellule familiale soumise à la pression du monde extérieur.
En France, on parle de "cinéma de genre" pour décrire des films qui répondent à un certain nombre de conventions, alors que dans le reste du monde, on parle simplement de cinéma. Pourquoi cela ?
Thierry Lounas : Il y a une tradition "réaliste" dans le cinéma français, très "auteur". Ici, on a tendance à parler de cinéma de genre, alors que la science-fiction, le fantastique, l'anticipation, le thriller ou l'horreur n'ont pas grand-chose en commun. Il y a aussi un obstacle culturel lié au français. Mais les choses sont en train de bouger.
On pourrait qualifier La Nuée de "thriller rural et familial horrifique". Mais c’est aussi un film qui, en creux, dénonce les ravages de l’agriculture intensive…
T.L. : Je pense qu'aujourd'hui un film fantastique se doit de dire quelque chose de l'état du monde. On ne peut plus faire un cinéma de genre "hors sol" qui serait un pur fantasme. Les cataclysmes qui s'abattent les uns après les autres sur la planète ces dernières années font du monde actuel le plus grand film de genre. Ces sauterelles mutantes ne sont finalement pas plus exceptionnelles que la contamination virale via le pangolin. Les deux sont le résultat d'une exploitation intensive de la nature.
Les conditions de vie des agriculteurs en France aujourd’hui, pris à la gorge par des crédits qui les obligent à travailler toujours plus pour rentabiliser leurs investissements, ne sont pas si éloignées de ce qui est montré dans le film…
J.P. : Exactement. Cette femme se saigne au sens propre comme au figuré. Elle se donne corps et âme. On pourrait utiliser une dizaine d’expressions de la sorte. La Nuée les met toutes en image à sa façon. Et puis en parallèle, il y a les maladies professionnelles liées aux pesticides, la lente destruction du corps qui ne sert plus à rien d’autre. À travers son travail, le corps de Virginie se dévitalise. Il n’en reste presque plus rien.
Diriez-vous que La Nuée a été un projet compliqué à monter et à réaliser ?
T.L. : Le projet a immédiatement beaucoup plu. Le défi a été de faire un film avec de très nombreux effets spéciaux pour seulement 3 millions d'euros alors que généralement ça en coûte presque le double.
J.P. : L’équilibre de La Nuée, entre le drame agricole et le thriller fantastique, a été très compliqué à tenir. Chaque élément fantastique devait trouver sa place dans un engrenage particulier pour ne pas déséquilibrer la narration.
Quelle est l’importance de l’aide du fonds de soutien de la Nouvelle-Aquitaine dans l’économie d’un premier long métrage ?
T.L. : La Nuée est à la fois un premier film, un film de genre et un film produit depuis la région. Dans les trois cas, le fonds d'aide de la Région est déterminant, surtout quand ce soutien arrive en premier financeur. Il a aussi été crucial à l'étape du développement car ce genre de projet réclame beaucoup de travail de recherche.
"La Nuée, c’est un grand écart entre Profils Paysans (Depardon) et Alien (Scott), en passant par Petit Paysan (Charuel), Take shelter (Nichols) ou District 9 (Blomkamp)…"
Comment avez-vous réussi à faire de La Nuée un film à la fois fantastique et naturaliste ?
J.P. : J’ai cherché à "réinventer" cette agriculture au travers d’un univers qui permettait le fantastique. Réussir à composer cet univers technique et esthétique avec ma cheffe décoratrice Margaux Mémain a été le succès de cet équilibre.
Le film est-il crédible sur le plan scientifique ? Les sauterelles sont-elles des vampires en puissance ?
J.P. : Non. On a pris d’énormes libertés. C’est du pur fantasme. Mais en même temps, personne n’avait vu venir la vache folle hier ou le Covid aujourd’hui. Alors peut-être qu’à long terme, il pourrait y avoir quelque chose dans ce genre… ou pire encore !
Quelles sont vos principales références, cinématographiques ou picturales ?
J.P. : La Nuée, c’est un grand écart entre Profils Paysans (Depardon) et Alien (Scott), en passant par Petit Paysan (Charuel), Take shelter (Nichols) ou District 9 (Blomkamp)… J’aime citer Pialat, les frères Dardenne, Kurosawa ou Tod Browning comme des références absolues.
Comment Antoine Moulineau, le superviseur des effets numériques, est-il arrivé sur ce projet et quelles ont été vos directives en matière d’effets spéciaux ?
T.L. : La Nuée a été développé à Bordeaux dans le cadre des résidences So Film en partenariat avec Bordeaux Métropole. Le célèbre studio Digital District est venu s'installer à Bordeaux et dans son sillage de grands superviseurs VFX tel que Antoine Moulineau (Avatar, Batman, etc). Du coup, 100 % des effets VFX ont été réalisés à Bordeaux. C'est une première.
J.P. : Pour les directives, j’ai été clair. Comme je voulais filmer cette histoire façon documentaire, à l’épaule, libre de tourner autour de mes personnages, les effets devaient intégrer ce rapport naturaliste.
"C'est l'accompagnement par le Lot-et-Garonne d'un cinéma de genre depuis plusieurs années qui a fait que c'était pour nous un prolongement naturel et cohérent."
Pourquoi avoir fait le choix du Lot-et-Garonne comme principal lieu de tournage ?
J.P. : C’est un département extrêmement riche. Sa géographie est multiple, très puissante avec une agriculture représentative, à la fois intensive et durable.
T.L. : Le film est soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et le Département du Lot-et-Garonne dispose d'un bureau d'accueil des tournages très performant. C'est l'accompagnement par le Lot-et-Garonne d'un cinéma de genre depuis plusieurs années qui a fait que c'était pour nous un prolongement naturel et cohérent.
La menace vient des sauterelles qui ont pourtant une image plutôt sympathique… Comment avez-vous fait pour les rendre effrayantes ?
J.P. : Je les ai filmées de très près. C’est ce rapport de proximité qui rend l’insecte aussi perturbant. Projeté dans une salle de cinéma, il est plus grand que le spectateur assis confortablement…
Le film est écrit, produit et réalisé par des hommes. Et excepté aux décors et aux costumes, les postes principaux sont tenus par des hommes. Mais le personnage principal est une femme et le propos est assez féministe. Y voyez-vous un paradoxe ?
J.P. : Je suis féministe parce que je suis normal. Je ne sais pas comment répondre différemment à votre question…
T.L. : C'est totalement une histoire de femmes, et ça me touche d'autant plus qu'elle soit racontée par des hommes. Le monde progresse ! (rires)
Suliane Brahim est formidable dans le film mais elle est quasiment inconnue. Pourquoi ce choix alors qu’une star aurait sans doute facilité le financement ?
J.P. : Parce que le cinéma français a besoin de nouvelles rencontres. Et les spectateurs de fraîcheur, de nouveaux visages et pas d’une recette fatiguée. Et mes producteurs m’ont fait confiance…
Le film a été sélectionné à Cannes, à la Semaine de la Critique. Quelle a été votre réaction ?
J.P. : J’ai appris la sélection pendant le confinement. Alors j’en profite véritablement maintenant, après avoir vu le travail magnifique d’accompagnement de ce label prestigieux.
T.L. : C'est forcément un honneur et un plaisir, qui plus est dans cette année compliquée.
Quels sont les retours du public lors de la tournée dans les salles françaises ?
T.L. : L'accueil est incroyablement chaleureux. Ce personnage les touche tout en leur parlant du monde d'aujourd'hui.
J.P. : Les gens sont hyper emballés. Les amateurs de film de genre côtoient ceux qui habituellement détestent ça. Et tous me donnent rendez-vous le 4 novembre pour un bouche à oreille du tonnerre !