"La Nuit atlantique" d’Anne-Marie Garat, un grand roman de la côte médocaine et du monde contemporain
En février 2020, les éditions Actes Sud ont publié un roman de la romancière d’origine bordelaise Anne-Marie Garat. Autour d’une villa perchée sur une dune de la côte atlantique, se déploie un récit aux facettes multiples, où se font écho préoccupations et aspects significatifs de la société française à la veille de la pandémie de Covid-19.
Pour ses attaches avec les lieux puissamment évoqués par son roman, Anne-Marie Garat, qui a passé son enfance et une partie de sa jeunesse à Bordeaux, confie : "Je m’inscris dans le paysage de vignes et de forêts du Médoc, entre estuaire et océan, où j’ai durablement passé mes vacances chez mon grand-père à Lamarque." Auteure parmi quelque 34 romans d’un essai intitulé Une faim de loup, lecture du Petit chaperon rouge (Actes Sud, 2004), elle affirme par ailleurs : "Le conte est tout sauf infantile. C’est un genre adulte au même titre que la légende, le mythe, et je ne cesse de payer ma dette à ce genre immémorial issu de l’intelligence des peuples."
À partir de cette matrice universelle, la romancière excelle à nouer et dénouer les intrigues au sein du récit de fiction. Lorsque débute son roman, Hélène, la narratrice, a décidé de vendre la villa de la Belle Époque bâtie sur une dune de la région de Soulac qu’elle a acquise dix ans plus tôt sur un coup de tête. La maison appartenait à Madame Dahl, une vieille institutrice depuis longtemps retirée dans le logement de fonction de l’école désormais désaffectée où s’est déroulée sa carrière. Une légende, motif d’une énigme récurrente tout au long du roman, circule dans la région selon laquelle, durant l’entre-deux-guerres, une élève de Mme Dahl aurait disparu, ne laissant pour indice qu’un sabot abandonné sur la plage près de la villa. À l’arrivée d’Hélène, la maison est occupée par Joë, jeune photographe québécois d’origine japonaise venu photographier les blockhaus, qui a obtenu la clé et l’adresse de la maison par hasard à Montréal. Débute ainsi une cohabitation singulière, qui se complique bientôt par l’arrivée de Bambi, la filleule d’Hélène. Entre-temps, elle a fait connaissance avec Léonard Flint, un géologue en retraite résidant régulièrement chez sa sœur dans les parages. Il contrôle les balises géodésiques destinées à mesurer le déplacement du cordon dunaire et du littoral. Peu après, a lieu la rencontre avec le fils du géologue, Tomas – en fait Tomaso… Si le projet de vente de la villa tarde à se concrétiser, et même s’avère plus que compromis en raison de l’érosion menaçante du littoral, il se passe en revanche de plus en plus de choses aussi extraordinaires qu’inattendues, filtrées par le regard de la narratrice, entre les personnages du roman. Au cœur du livre et au paroxysme de l’action dépeinte, a lieu une tempête centennale comme dans la réalité en a connu la côte atlantique ces dernières décennies. Il se produit un véritable tsunami nocturne qui ensable à moitié la villa, franchit les dunes, et transforme en lagune marécageuse un parc de bungalows qui jusque-là accueillait des estivants. Puis surviendra cependant un happy end entre Hélène et Tomaso, dans la grande tradition des contes de fées.
"C’est bien à la mesure d’un souci très particulier de l’image, ainsi que du document d’archive, que le texte du récit fait alterner avec beaucoup de brio une quasi langue parlée très contemporaine et des descriptions subjectives d’une intense portée poétique et réflexive."
Anne-Marie Garat explique : "[…] la photo – et le cinéma – tient une grande place dans mes romans, je lui ai consacré un essai : Photos de familles, un roman de l’album (Actes Sud, 2011)." Ce n’est donc pas un hasard si la narratrice est une spécialiste de l’image et de la photographie anciennes, et si Joë est un photographe d’art spécialisé dans le "paysage historique". C’est bien à la mesure d’un souci très particulier de l’image, ainsi que du document d’archive, que le texte du récit fait alterner avec beaucoup de brio une quasi langue parlée très contemporaine et des descriptions subjectives d’une intense portée poétique et réflexive. La romancière précise : "Bien que je ne sois pas historienne, j’ancre mes romans dans l’Histoire, les nourris d’une fréquentation documentaire." Aussi l’Histoire est-elle très présente dans La Nuit atlantique, à travers notamment l’évocation des traces de la Seconde Guerre mondiale, mais encore celle du passé plus lointain, avec le souvenir du cataclysme géo-climatique qui a remodelé la côte médocaine et l’estuaire de la Garonne à partir de l’an 580 de notre ère. Ainsi peuvent s’ouvrir dans la conscience des personnages et des lecteurs des perspectives du temps long à l’aune desquelles revisiter les réalités issues de la Modernité, tant sur les plans des migrations, des changements sociétaux et démographiques, que sur celui des sciences, des technologies et des conditions socio-économiques. Quant à la question des rapports du récit de fiction avec celle peut-être trop débattue et exploitée de l’autofiction, Anne-Marie Garat a des positions sans ambiguïté : "Je me revendique écrivain de fiction, partant du fait que tout acte de langage littéraire emprunte à la fois totalement à l’autobiographie et à une construction autonome qui réinvente le réel. Le 'vécu' […] est l’illusoire promesse d’un cachet de 'vérité', quand l’authenticité des expériences humaines déployées dans le roman tient radicalement au langage dans lequel elles sont relatées : l’imagination n’est pas une faculté oiseuse de fabriquer des chimères, mais celle d’habiter l’altérité."
Ce sont sans doute là les raisons pour lesquelles, si l’on y ajoute que "le déploiement du récit va 'à l’aventure de la phrase' ainsi que le dit Giono, c’est-à-dire selon ce que la langue littéraire génère [...]", ce roman captive très réellement ses lecteurs par l’effet de proximité, sinon d’intimité, qu’il instaure avec la narratrice. La manière dont nous est offerte en partage sa relation d’instants en instants avec les autres personnages et la matérialité de ce qui l’entoure, nous donne à penser en quelque sorte comme elle le fait elle-même. En fonction des situations qu’elle traverse et de sa temporalité propre, ponctuées de spontanéité car portées par une joyeuse invention verbale, mais n’excluant ni méditation grave teintée de mélancolie, ni espoir dans les ressources d’humanité de chacun d’entre nous.
La Nuit atlantique, d'Anne-Marie Garat
Actes Sud
Février 2020
320 pages
21,50 euros
ISBN : 978-2-330-13117-3