La rose est sans pourquoi
Dans le cadre d’une résidence d'écriture effectuée à l'été 2017 au Chalet Mauriac, le poète Laurent Albarracin a composé un texte sobrement intitulé Pourquoi ? où il questionne le monde en effeuillant le thème éternel de la rose. C’est singulier, profond, sans réponse mais tellement parfumé avec délicatesse.
Un seul point d’interrogation et ça suffira. Un pour le titre - Pourquoi ? – et un dernier à la toute fin du texte – comment la rose évacue son pourquoi dans un soupir de rose ?
Laurent Albarracin – par ailleurs éditeur du Cadran Ligné, une maison très inspirée - poursuit son chemin poétique comme il aime les arpenter avec ce nouveau texte singulier : un questionnement frais et profond d’enfant à la fois philosophe qui voudrait connaître le sens du monde, ses retranchements, ses évidences, ses plis les plus secrets. Et dans cette quête, si tout passe à son si fin tamis, Laurent va à son rythme, sur la haquenée des Cordeliers plus qu’au galop désordonné qui épuise la monture plutôt que le réel. C’est peut-être sa marque de fabrique depuis de nombreux livres qui construisent déjà une belle œuvre. Et si tel est le cas, si telle est une vérité, nous nous réjouissons de le découvrir dans cette écholalie de voix, de sons, de ricochets. Pourquoi ? est la surface d’un lac dont on ne verrait pas les berges au lointain. Pourquoi ? est un champ d’expérimentation où le poète éprouve les limites intouchables d’une weltanschauung elle-même incognoscible comme la troisième personne de la Trinité dont parle Huysmans dans En route, "plus déconcertante encore que la première".
Dans le texte de Laurent Albarracin, la rose est ce Saint-Esprit qui unit les contraires, les vides, les silences, les peuples et les incompréhensions. Elle est un révélateur. Pourquoi le soleil est glorieux et la lune est glaireuse, Pourquoi la brume n’efface pas la brume, Y-a-t-il une vieillesse des aubes, Quelle langue pâteuse forme les choses, Est-ce que le monde est un miroir sans autre reflet que réel – on n’ose pas ajouter de point d’interrogation qui clôturerait un bocage que le poète préfère openfield. Alors Laurent brandit la rose et répond par d’autres bruissements de l’âme, un jet délicat de pétales où la rose-reine tient le trône et où l’on croit entendre la voix de Novalis, d’Hölderlin, de Bachelard ou de Bonnefoy : Est-ce que la rose est la forme de l’absence de rien, Pourquoi la rose est excessivement simple, Quel frisson froisse la rose, La fleur est un écho premier, Est-ce que la rose lèche le miel de la nuit, Est-ce que la rose est le lutrin d’un évangile du rien – et bien sûr, l’ultime interpellation avec sont lot de pourquoi et de soupir.
"Ce texte est une joyeuse surprise. Boccace aurait dit divine pour célébrer la Commedia de l’Alighieri."
Soutenu par ALCA dans le cadre de son programme de résidences au Chalet Mauriac, ce texte est une joyeuse surprise. Boccace aurait dit "divine" pour célébrer la Commedia de l’Alighieri. Où l’on découvre que Laurent Albarracin s’inscrit – avec cette manière – dans le grand flot des écrivains et poètes qui font des roses, "les consolants fanaux du vieil espoir" comme le signale encore Huysmans soucieux de "l’incrédule qui voudrait croire", "du chrétien qui doute", "du forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit". Alors, en lisant ce texte, en cheminant dans son sillage, nous convoquons une belle compagnie qui fait lien pour maintenir en cordée.
"Ce que nous appelons rose, sous un autre nom, sentirait aussi bon", note Shakespeare dans Roméo et Juliette. A rose by another name would smell as sweet. "Rose is a rose is a rose is a rose", ajoute Gertrude Stein dans Geography and Plays (1922). Ernest Hemingway parodie cette affaire de la rose qui est rose de la façon minérale suivante : "A stone is a stein is a rock is a boulder is a pebble." Une pierre est une Stein (une pierre, en allemand) est une roche est un rocher est un caillou. Dans Pour qui sonne le glas figure cette nouvelle et parodie d’Ernest : "A rose is a rose is an onion." Julio Cortazar dans Rayuela : "A es A, a rose is a rose is a rose, April is the cruellest month, cada cosa en su lugar y un lugar para cada rosa es una rosa es una rosa..." Gertrude Stein encore : "Civilization begins with a rose. A rose is a rose is a rose is a rose. It continues with blooming…" (As Fine as Melanctha). La civilisation s’ouvre avec une rose...
Un miracle sans épine, une corne d’abondance on vous dit. Et ce n’est pas tout. Il existe un distique d’Angelus Silesius (1624-1677), dans le premier livre des poésies spirituelles, Le Pèlerin chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières. Où l’oracle indique : "La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit". Martin Heidegger l’a commenté : "La rose est sans pourquoi, mais elle n’est pas sans raison (…) Ce que la sentence ne dit pas – et qui est tout l’essentiel -, c’est (…) qu’au fond le plus secret de son être l’homme n’est véritablement que s’il est à sa manière comme la rose – sans pourquoi".
"Nulla rosa est.
Il n’est nulle rose."
Dans son Apostille au nom de la rose, Umberto Eco assure "(qu’) Abélard utilisait cet énoncé pour montrer à quel point le langage pouvait tout autant parler des choses abolies que des choses inexistantes". Comme si, finalement, la rose était plus que la rose, autre chose que la rose, "un écho premier" comme Laurent en a eu l’intuition très tôt dans son Pourquoi ?
Pourquoi ? est suivi de Natation aux contours plus légers, presque comiques comme si l’intelligence de Francis Ponge avait rencontré la musique et la fantaisie d’un Erik Satie. "Il est vaste de nager", s’exclame Laurent. Comme il est vaste d’entreprendre la rose et certainement d’oser murmurer : parce que.
Pourquoi ? suivi de Natation, de Laurent Albarracin
Presses universitaires de Rouen et du Havre, collection To
106 pages
13 euros
mars 2020
ISBN : 979-10-240-1410-4