"La Roya" : partir, rester
Dans son deuxième long métrage, le réalisateur colombien Juan Sebastián Mesa suit au plus près un jeune producteur de café qui refuse de partir en ville comme tant d’autres. Un acte de résistance universel qui est également une épreuve. La Roya, sorti en salle le 29 mars 2023, a été coproduit par la société bordelaise Dublin films.
Votre premier film, Los Nadie, se situait dans votre ville de naissance, à Medellín, avec un groupe de jeunes tentés par le départ. La Roya se situe cette fois dans les montagnes de la région de Medellín…
Juan Sebastián Mesa : J’essaie, dans les deux films, de répondre à la même question : partir ou rester ? Dans La Roya, je m’intéresse à ceux qui restent à la campagne, dans les montagnes, alors qu’il y a tant de forces qui les poussent à migrer en ville, comme la plupart des jeunes. Je suppose que c’est un phénomène universel. J’ai eu des discussions, lors du Festival de Biarritz-Amérique latine, avec des personnes qui me disaient vivre la même situation. Un vieil homme m’a raconté que son père avait fait le même geste que celui de Jorge dans le film. J’ai trouvé cela incroyable. La nostalgie est peut-être le sentiment le plus récurrent du film. Un sentiment de peine envers la distance, l'absence de ceux qui sont partis, pour ce qui aurait été et pour ce qui ne sera jamais. La maladie qui atteint les caféiers, la rouille1, est une métaphore ouverte pour dire ce que le personnage, Jorge, traverse intérieurement. Il se confronte à un fantôme du passé, à ce qui n’adviendra jamais.
Vous êtes né à Medellín, mais avez-vous également vécu dans ces montagnes que l’on voit dans La Roya ?
J. S. M. : Ma famille vient de la campagne et de ces hautes montagnes. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de six ans. Puis j’ai déménagé en ville et ensuite aux États-Unis, quand j’avais onze ans. Je suis revenu à Medellín à seize ans. De son côté, mon père est resté à la campagne où je suis beaucoup allé en vacances. L’histoire de ma vie est reliée à ces deux films. Nous avons tourné près de l’endroit où mon père vit, dans la zone de production du café de la région d’Antioquia2, à trois heures de voiture de Medellín, qui est elle-même une ville isolée, loin de la mer et des fleuves. La topographie de la région est difficile, très montagneuse. Après l’indépendance en 1819, Simón Bolívar a envoyé à Medellín ceux qui s’étaient mal comportés pendant la révolution, comme une punition. À la même époque, l’État a donné des parcelles de terre dans cette région à des familles à condition qu’elles coupent les arbres et travaillent la terre. On a appelé ce mouvement de conquête la "Colonisation d’Antioquia". Cela a pris cent cinquante ans pour faire des routes et des villages perchés au sommet des montagnes. Traditionnellement, dans cette région, le père lègue une hache à son fils. C’est son héritage. Ces habitants se sont aussi confrontés aux communautés indigènes qui vivaient là depuis très longtemps. Aujourd’hui, ces populations coexistent, mais cela a été une vraie guerre, comme dans l’Ouest américain.
Pourquoi votre personnage principal décide de rester dans les montagnes ?
J. S. M. : J’ai posé cette question à des jeunes qui restent. Le prix du café a été si élevé en Colombie à plusieurs époques que des cultivateurs sont devenus très riches.
Ils pouvaient envoyer leurs enfants étudier à l’étranger ou acheter des voitures américaines. Les grands-pères et les pères ont vécu un rêve éphémère dont les descendants attendent le retour. Jorge est aussi engagé par une promesse faite à son père et par d’autres raisons.
Rester, c’est résister à tout ce qui vous pousse à partir. Tout le monde n’a pas cette force, ce courage et cet espoir. Jorge incarne ce combat.
Est-ce que le fait de rester est un sacrifice pour lui ?
J. S. M. : Pour son père oui, mais pour Jorge, c’est un acte de résistance. Nous entendons toujours en Colombie les histoires des gens qui partent et qui reviennent, fiers d’eux-mêmes et de ce qu’ils ont accompli. On ne parle pas de ceux qui restent alors qu’ils sont très courageux. Rester, c’est résister à tout ce qui vous pousse à partir. Tout le monde n’a pas cette force, ce courage et cet espoir. Jorge incarne ce combat. Je suis très admiratif vis-à-vis de ces gens. Le café est un travail très dur, mais ils ne se plaignent pas. Cela a été une sorte de cauchemar de filmer dans ces endroits à cause de la météo, des glissements de terrain et de la topographie. Il est très difficile de simplement aller d’un lieu à l’autre, d’une montagne à l’autre. Ces montagnes magnifiques peuvent ressembler à la Suisse ou au Japon, mais il y a une forme de violence. Les gens qui y vivent ont beaucoup de problèmes. L’équipe du tournage a vécu une vraie confrontation avec les lieux et l’histoire que nous racontions.
Vous êtes réalisateur mais aussi producteur, quelle est la situation du cinéma en Colombie ? Le pays semble sorti d’une grande période de violence…
J. S. M. : La pandémie a été difficile, comme ailleurs. La majeure partie des fonds pour le cinéma vient des tickets vendus en salle et cela s’est beaucoup réduit ces deux dernières années. La particularité colombienne est la violence qui persiste. Il faut demander la permission de tourner, pas seulement à la police, mais à ceux qui sont plus ou moins en charge d’un territoire. Il y a des régions et des villes très pacifiques et d’autres où le niveau de la violence est celui d’une guerre. En tant que réalisateur, on doit faire très attention à l’endroit où l’on va, où l’on pose la caméra. Cela peut être très risqué.
Existe-t-il une politique nationale d’aide au cinéma en Colombie ?
J. S. M. : Nous avons un fonds pour le développement du cinéma, le FDC, qui aide beaucoup le cinéma colombien depuis vingt ans. Nous sommes passés de deux à trois films par an à une cinquantaine aujourd’hui. C’est une institution transparente qui marche bien. Ce fonds soutient également d’autres pays en Amérique latine pour qu’ils développent leur propre cinéma.
Comment avez-vous rencontré Dublin films, coproducteurs de La Roya ?
J. S. M. : David Hurst, de Dublin films, avait été invité au festival de Carthagène. Nous nous sommes ensuite vus à Paris, à Toulouse et à San Sebastián. Il était très intéressé par l’évocation de la campagne dans La Roya. Il comprenait vraiment le film. J’avais des contacts avec d’autres coproducteurs français, mais David était la meilleure personne. Nous avons travaillé à Bordeaux sur le film ; l’ingénieur du son de La Roya est bordelais. C’est important pour nous d’avoir des coproducteurs étrangers et des aides d’une Région comme la Nouvelle-Aquitaine. C’est essentiel que le film soit vu ailleurs, notamment en France.
Vous travaillez sur un nouveau projet ?
J. S. M. : Je prépare un film qui va se passer entre le New Jersey, où j’ai vécu, et Medellín. Beaucoup de Colombiens sont allés en Amérique dans les années 1990 pour travailler et trouver une vie. Dans le sens inverse, beaucoup d’Américains sont venus vivre à Medellín. Je voudrais parler de ce contraste et de ce que l’on appelle un effet boomerang.