La Terre du milieu
Dans la ferme qu’elle a bâtie dans la Creuse, Camille élève ses trois enfants, prend soin de ses animaux et de ses plantes en remettant en cause les normes agricoles. Juliette Guignard livre un témoignage joyeux et solaire de cette femme déterminée dans ses choix et sa vision du monde qu’elle transmet à ses enfants.
Comment avez-vous croisé Camille et qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce film ?
Juliette Guignard : Je connais Camille depuis l’enfance et l’ai suivie dans son cheminement si particulier : juste après des études qui l’amenaient plutôt vers la haute fonction publique – sciences politiques, écologie politique… – elle a décidé avec plusieurs étudiants de sa promotion de vivre une expérience fondatrice sur le plateau des Millevaches. Ce collectif politique a défriché et exploité un terrain complètement nu sur le plateau. Pour aller jusqu’au bout de son projet, elle a passé un bac pro agriculture, puis a installé son activité maraîchère et paysanne dans la Creuse.
Camille m’est revenue comme un récit et j’ai eu envie de réaliser ce portrait de femme avec ses trois enfants, résolue à tenir tête aux normes et contraintes de son métier. Ce film est aussi le fruit d’un déclic : j’avais besoin de mouvements, d’un mouvement géographique mais qui représente un mouvement de vie, une façon différente de vivre et de travailler.
Les premières images du film sont dures, je parle de l’abattage de la poule. Quel signal avez-vous voulu donner ?
J.G. : Je ne voulais pas choquer, mais plutôt donner des points de rudesse parce que le film est plutôt dans une tonalité gracieuse, lumineuse, assez joyeuse quand bien même Camille est souvent en difficulté dans sa pratique paysanne. Cette première séquence dit la violence dans le quotidien d’un paysan lorsqu’il crée une activité circulaire, quand il maîtrise toutes les étapes de sa production. Elle exprime la ténacité de Camille mais aussi sa fragilité, sa maladresse. Je voulais que le spectateur soit saisi par ces images.
Camille a répondu à l’appel de la terre comme beaucoup de gens à diverses périodes (comme dans les années 80, au moment du Larzac). Elle veut aller jusqu’au bout de ses convictions, de son engagement. À tel point qu’elle a du mal à trouver un équilibre économique de son activité et de sa vie familiale. Quel regard avez-vous sur Camille ? Du monde agricole ?
J.G. : C’est un regard plein de questions. Notamment : quelle viabilité ? Quels possibles dans la durée ? Si l’activité de Camille est précaire c’est en raison des normes et des règles économiques agricoles actuelles dans notre pays. Ce que j’ai voulu montrer à travers plusieurs discussions de paysans, c’est qu’un agriculteur aujourd’hui quel qu’il soit, tout petit – voire hors normes – ou inscrit dans le système des aides agricoles, il est de toute façon sous tutelle… Il ne vit pas de son métier.
"Le film sonde une paysanne qui persévère comme elle peut dans ses intuitions au regard des liens qu’elle a avec ses animaux et de sa façon de pratiquer son activité de paysanne."
Camille n’est pas un modèle, ses choix révèlent des fragilités, des contradictions même. Le film sonde une paysanne qui persévère comme elle peut dans ses intuitions au regard des liens qu’elle a avec ses animaux et de sa façon de pratiquer son activité de paysanne. Elle choisit de poursuivre dans la précarité. Le seul soutien évoqué dans le film est le RSA1. Si ce soutien était étendu – sous forme d’un revenu universel par exemple – il permettrait à de petits paysans de pouvoir vivre et se développer sans se soumettre aux normes agricoles, notamment en termes d’échelle d’activité.
Le film démarre autour du travail quotidien de Camille, des difficultés et des contraintes du métier de paysan. Puis vous tournez votre caméra à plusieurs reprises vers les enfants : leurs jeux, leurs discussions de collégiens. Il y a un effet de miroir entre Camille et les enfants…
J.G. : Je ne voulais pas faire un portrait de Camille. L’idée du film est plutôt une immersion dans le paysage qu’elle a choisi et construit. L’écriture et le mouvement du film allaient naturellement se tourner vers ce que Camille a bâti. C’est à travers les enfants que l’on peut mieux percevoir cette transmission assez tacite qui ne va pas nécessairement susciter beaucoup de discours, quand bien même on assiste à de nombreux moments de discussion où Camille insuffle ses théories, notamment sur la croissance économique ou le puçage2 des brebis…
Dans la première partie, le film pointe ces échanges entre Camille et les enfants. Puis j’ai voulu laisser les enfants envahir le paysage. Dès lors, Camille se raconte à travers les enfants, les animaux et tous ceux qui l’entourent. Les enfants ont cette fonction de "boomerang", de donner du relief aux choix politiques de Camille. Dès que je les ai rencontrés, ils ont manifesté une puissance telle qu’ils ont impulsé les envies formelles de décoller du réel et d’être un peu plus dans la poésie, voire parfois même dans une bulle fantastique.
Pourquoi ce titre : La Terre du milieu ?
J.G. : Il renvoie au livre que Camille lit à ses enfants : Le Seigneur des anneaux de Tolkien. La référence à l'univers de Tolkien permettait d'ouvrir la porte à des imaginaires fantastiques portés par les enfants. Camille a inventé "son milieu" : ce mot que j’aime beaucoup dit à la fois un environnement, une terre, un paysage qui entourent cette famille. Il désigne aussi cette notion sociologique : le milieu social qui est à la fois celui d’où tu viens – avec lequel ou contre lequel tu te confrontes toute ta vie – et aussi celui que tu bâtis peu à peu. J’ai aimé relier la terre au milieu. Et quand Tolkien a surgi, j’ai dit bingo !
"Je tenais à aller plus loin que la simple captation du réel, même s’il est fort et beau, et d’en créer une forme."
En tant que réalisatrice, faire un documentaire autour de Camille et de sa vision de l’agriculture est-il aussi un engagement de votre part ?
J.G. : Mon engagement est plus cinématographique dans le sens où à partir d’un sujet documentaire – par exemple des gestes de paysans – je voulais raconter une histoire avec des codes de fiction de cinéma, totalement utilisables dans un documentaire. Des codes qui emportent, qui questionnent, qui bouleversent… Je tenais à aller plus loin que la simple captation du réel, même s’il est fort et beau, et d’en créer une forme. Par exemple, j’ai fait en sorte que les animaux deviennent de réels personnages : dans la scène où les enfants discutent et où le cheval Apollon vient s’interposer avec tendresse, il ne fallait absolument pas éloigner l’animal. Car c’est là où beaucoup de signes, de symboles de leur vie surgissent. Par ricochet, cela interroge notre relation au vivant.
Le film a été diffusé dans plusieurs festivals (Côté court de Pantin et Lyon) et lors d’une tournée en Nouvelle-Aquitaine. Comment le film a été accueilli par le public ?
J.G. : Il y a eu une dizaine de projections à ce jour. Je ressens que le film fait du bien aux spectateurs dans le contexte actuel, en leur donnant un peu de joie et de lumière. Il vient aussi les bousculer, les questionner. Certains critiquent les choix de Camille et font l’amalgame entre le retour au Moyen Âge et des pratiques plus sobres ou des traditions de paysannerie. Face à ces reproches, j’essaie simplement de montrer la poésie, la grâce qui se dégage de cette ferme, qu’il s’agit d’une construction, d’une évolution et non un retour subi à des pratiques du début du XXe siècle.
Le film a été sélectionné pour le Mois du film documentaire cet automne. Quelle importance y voyez-vous ?
J.G. : J’accorde une grande importance aux événements qui permettent des rencontres avec des publics très divers. Ce sont des échanges et des retours très différents de ceux des festivals : on parle mois de la forme et de la façon dont on fait le film, on évoque plus le sujet, parfois pour le meilleur et pour le pire… Mais depuis que je fais des films, je recherche beaucoup ce contact local. 17 projections sont programmées dont 15 en Nouvelle-Aquitaine. Je suis très contente qu’il ait été choisi et je remercie tous les cinémas qui vont le projeter3.
1RSA : le revenu de solidarité active assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer.
2Puçage : le puçage électronique des brebis adultes est imposé par les instances agricoles pour la traçabilité et aussi obtenir des aides agricoles.
3La Terre du milieu devait être projeté en ce mois de novembre lors de séances publiques, accompagnées par ALCA dans le cadre du Mois du film documentaire, finalement annulées à la suite des annonces présidentielles du 28 octobre 2020.