La vie est un combat perdu d’avance
Il est des destins tout tracés, et d’autres qu’il faut modeler à la force de ses poings. C’est peu dire que le jeune Stanislaus Kaicel n’aura pas ménagé ses efforts pour s’inventer une existence moins pire que celle à laquelle il semblait être promis. Lorsqu’à 13 ans, juste après avoir planté une fourche dans l’abdomen de son père, il décide de s’enfuir de chez lui et de grimper à bord du premier train venu pour qu’il l’emmène le plus loin possible de son Michigan natal, Stanislaus est loin de se douter qu’il ne reverra sa mère et son frère qu’une fois devenu Stanley Ketchel, champion du monde des poids moyens, ni même que son nom restera gravé à jamais dans les annales de la boxe professionnelle. Et pourtant…
Vies et morts de Stanley Ketchel de James Carlos Blake, traduit par Élie Robert-Nicoud et publié aux éditions Gallmeister, est sélectionné pour l'édition 2022-2023 de De livre en livre, le prix des lycéennes, lycéens et apprenti(e)s de Nouvelle-Aquitaine.
Se battre pour vivre
C’est en adoptant le mode de vie des hobos, ces vagabonds qui parcouraient le pays en sautant d’un wagon à un autre en espérant trouver bonne fortune au prochain arrêt, que le jeune garçon se met en quête d’un nouvel avenir. Très vite, il apprend à ses dépens que son père, alcoolique et violent, n’a pas grand-chose à envier à ses compagnons de voyage. À Butte dans le Montana, ville minière où il finit par se fixer un temps pour gagner sa croûte comme videur de saloon, toutes les occasions sont bonnes pour remonter ses manches et se mettre sur le coin de la tronche. Il montre alors de grandes prédispositions pour l’art pugilistique et est rapidement remarqué par un entraîneur local de boxe amateur. Ses premiers combats lui permettent d’abord d’arrondir ses fins de semaine mais aussi de trouver sa véritable voie. Stanislaus prend goût à la boxe. Il aime donner les coups et les encaisse plutôt pas mal. Il progresse. Il passe du statut d’amateur à celui de professionnel. La presse s’intéresse de plus en plus à lui. Il est beau, il est blanc, il a de la répartie, le public l’adore. On le surnomme l’Assassin du Michigan. La légende Stanley Ketchel est en marche. Il devient champion du monde des poids moyens, défend son titre à plusieurs reprises, le perd contre Billy Papke, avant de lui reprendre à nouveau. Il se frottera même au grand Jack Johnson, premier boxeur noir à avoir vaincu un blanc pour le titre de champion du monde des poids lourds et qui, dans cette Amérique raciste, a bien du mal à se trouver d’autres adversaires blancs prêts à en découdre et à risquer de perdre face un homme de couleur…
Vivre pour se battre
Si le livre retrace la carrière fulgurante d’un pauvre gamin devenu champion du monde et fourmille d’anecdotes pas piquées des hannetons sur la boxe de l’époque, il ne faut néanmoins pas le considérer comme un livre sur la boxe. En effet, l’histoire de Stanley ne se borne pas seulement aux quatre coins d’un ring, les rencontres qui jalonnent son ascension, son périple à travers le pays, sa dépendance à l’alcool, son appétit sexuel, ses échecs répétés en amour, l’histoire de sa famille, sont autant de surprises qui rendent ce récit passionnant. Mais cette vie semble être un prétexte dont l’auteur se sert avant tout pour brosser le portrait d’une nation aux bords du K.O. et qui titube pour ne pas tomber. Au début du XXe siècle, malgré l’abolition de l’esclavage et la révolution industrielle, les fléaux du racisme et du chômage gangrènent la société. Les inégalités continuent de se creuser entre les natifs, les esclaves affranchis et les colons venus d’Europe. Les haines attisent les violences et les États d’Amérique n’ont d’unis que le nom. Le ring apparait ici comme le seul terrain de jeu où, en se battant au sens propre du terme, des hommes tentent d’échapper à leur misère quotidienne, tout en continuant à croire qu’ils puissent être nés sous une bonne étoile.
Stanley Ketchel n’était ni noir, ni descendant d’une tribu amérindienne mais néanmoins, il était comme eux : un de ses rejetons que l’Amérique abandonnait sur le bord du chemin. Lui trouva son salut dans la boxe mais personne ne gagne à ce jeu. Sans rien vouloir dévoiler d’autre sinon le fait qu’elle advint de façon prématurée, sa mort témoigne bien de l’arrogance dont les hommes ont besoin pour se sentir vivants.
Avec son Vies et morts de Stanley Ketchel, James Carlos Blake nous livre une tragédie grecque en quarante-cinq rounds qui nous colle au tapis. On se prend d’empathie pour son héros mais aussi pour tous ceux qu’il sera amené à croiser car la société cruelle et injuste dans laquelle ils évoluent n’est pas sans nous rappeler la nôtre. Le livre est impartial, il témoigne de faits et sans jugement, nous questionne quant au sens que nous cherchons absolument à donner à nos propres existences. On chancelle. Et dans le style punchy qui le caractérise, la traduction d’Élie-Robert Nicoud nous assène le coup de grâce.
Vies et morts de Stanley Ketchel de James Carlos Blake
Traduit par Élie Robert-Nicoud
Éditions Gallmesiter
Mars 2021
384 pages
23,80 euros
ISBN : 978-2-35178-219-4
(Photo : Nicolas Seurot)