"Lancaster" : on ne naît pas tueur, on le devient
Lancaster, le dernier titre de Michel Moatti, est un peu plus qu’un thriller : c’est un parcours de violence mêlant psychologie, sociologie et judiciaire dont la lecture soulève bien des questions : Comment agir au plan pénal sur quelqu’un qui avoue et assume absolument son crime d’une manière presque clinique, qui ne souhaite ni être défendue, ni éviter la peine de mort ? Sur un coupable totalement étranger aux notions-mêmes de regret ou d’espoir, la sanction a-t-elle encore un sens ?
En janvier 2012, dans le comté de Pennsylvanie, le corps massacré de la jeune Carol Corman est retrouvé dans un parc. Très vite, deux suspects sont arrêtés : sa camarade de classe Connie Stotter (18 ans) et Tarabont Kheler, un Amish de 17 ans. Si leur culpabilité ne fait guère de doutes, l’enquête doit tout de même déterminer le rôle et les motifs de chacun, d’autant que Connie est majeure et risque, elle, la peine capitale.
Tarabont parle allemand avec les autres membres et se tient le plus éloigné possible des « Anglais », comme ils surnomment les Américains. Il a toujours respecté les règles strictes imposées par sa communauté, vivant chichement, travaillant âprement, sans attendre ni changement, ni plaisir de l’existence. Tarabont vit donc en marge de la société depuis sa naissance. Mais la curiosité de ses 17 ans, quelques pulsions de vie et ce moment-clé qu’est le Rumspringa (période d’assouplissement des règles durant laquelle les adolescents peuvent aller découvrir le monde non-amish) vont faire dérailler sa vie écrite d’avance. Le doute s’est installé et c’est à ce moment-là qu’il rencontre Connie.
Immature et complètement bousillée par 18 années de misère sociale et affective, la jeune femme s’amourache de Tarabont, désormais en opposition et en rupture totales avec sa communauté.
Tous les ingrédients sont à présent réunis pour que le couple formé par deux jeunes gens sans aucune fondation et pas davantage de limites, passe à l’acte. A ce stade, la mise à mort de Carol nous apparait comme inéluctable.
La violence a une histoire
L’enquête avance, sans grand suspense pour le lecteur puisque très vite nous connaissons les coupables et leurs condamnations. Pour autant, si l’on veut prendre la pleine mesure des événements, tenter de comprendre le pourquoi, il faut s’intéresser en profondeur aux personnages principaux et secondaires, à leurs liens, à leur passé. Pour cela, Michel Moatti a choisi une construction permettant de croiser les points de vue afin de nous donner, peu à peu et pas toujours dans l’ordre chronologique, une vue d’ensemble. Nous zigzaguons ainsi dans le récit, sautant d’un passage consacré à la communauté Amish, à un extrait du procès de Connie, en passant par un interrogatoire policier, une expertise psychiatrique ou un témoignage auprès de la Cour criminelle.
Rigoureusement, l’écrivain-qui est aussi journaliste, docteur en sociologie et professeur à l’Université-, nous promène sans jamais nous perdre pendant plus de 330 pages. En creux, il pointe la défaillance des institutions en Pennsylvanie – protection de l’enfance, détection et prise en charge des violences en particulier intra-familiales, lutte contre les dérives sectaires, système judiciaire... Il interroge également le déterminisme social, auquel Connie et Tarabont avaient peu de chances d’échapper, comme le démontrent implacablement leurs trajectoires, étudiées, hélas, uniquement a postériori et à l’aune de leurs crimes.
Si Lancaster est librement inspiré de plusieurs faits divers américains, il demeure néanmoins une fiction, publiée en 2023 chez Hervé Chopin, maison d’édition bordelaise à laquelle Michel Moatti est fidèle : Lancaster est son 10ème roman publié chez elle, après par exemple Tu n’auras pas peur, titre récompensé en 2017 par le prix Polar de Cognac.