"Le baiser céleste"… pour Long Litt Woon
Depuis octobre, dans son bel écrin vert creusé de lamelles bronze et or, est paru le dernier bijou des éditions landaises Gaïa, La Femme et les champignons de Long Litt Woon, une histoire de deuil et de retour à la vie, traduit du norvégien par Alex Fouillet.
"Lire un livre, c’est comme se promener dans un paysage inconnu", nous précise l’auteure et celui-ci est en effet inclassable. Anthropologue malaisienne, elle nous entraîne entre les fougères et les sous-bois, vers les odeurs et les arômes, les rituels et les mythes autour des champignons. Cet ouvrage pourtant tient autant du guide moderne, revisité, sur le monde du mycélium et des mycologues - ces passionnés pour qui ce savoir va bien au-delà de valeurs comestibles ou vénéneuses -, que du roman. Il nous emmène ainsi, dans le même temps, grâce aux champignons, sur les rives d’une expérience parmi les plus douloureuses, celles du long retour à la vie de son auteure, après le décès brutal d’Eiolf, son mari norvégien.
La maison d’édition Gaïa, née en 1991 dans les Landes a d’abord traduit et publié une littérature scandinave pour les lecteurs français qui l’ignoraient. On y a découvert bien plus que "des contrées polaires aux paysages impitoyables"… Dès les premières lectures de Jørn Riel, les clichés sont tombés. Et même si, encore aujourd’hui, sa fondatrice Suzanne Juul et son équipe continuent inlassablement de défricher ces belles littératures du Grand Nord, les éditions se sont depuis aventurées ailleurs et notamment vers les Balkans, le Nigéria, les États-Unis… la France aussi.
"En s’aventurant au royaume des fungi, elle ignorait alors qu’il la mènerait vers un diplôme de mycologie et, plus tard, vers ce livre…"
Pour ce dernier né, on part en Norvège et la quatrième de couverture annonce le tempo, "La vie de Long Litt Woon [vient] de basculer". En plein deuil, un peu par hasard, elle se glisse au sous-sol du Musée d’histoire naturelle, pour y suivre un cours de L’Association d’Oslo et de ses environs pour les Champignons et les Plantes utiles. En s’aventurant au royaume des fungi1, elle ignorait alors qu’il la mènerait vers un diplôme de mycologie et, plus tard, vers ce livre, celui du partage des découvertes qui mène à l’incroyable capacité de résilience des êtres écrasés par la mort d’un être cher.
"Ceci est le récit d’un voyage commencé au moment où ma vie a été bouleversée : un jour Eiolf est parti travailler et il n’est […] jamais rentré. La vie telle que je la connaissais a disparu à cet instant. Le monde s’en est trouvé changé pour toujours. […] Il n’y avait que du noir, partout. Le hasard me fit tomber sur des réponses là où je les attendais le moins."
Du fait de sa formation d’anthropologue et aussi de sa culture asiatique, la rencontre de ce milieu, avec ses codes et ses fonctionnements, l’interroge immédiatement. Pour creuser certaines questions, à savoir tout ce qui n’est pas dit ou ritualisé, elle part à la rencontre de spécialistes, des universitaires en mycologie, des ethnomycologues, des "nez" en œnologie et parfum, des latinistes chevronnés… Elle explore ainsi la nomenclature des espèces, associée à un répertoire de noms latins, de formes, de couleurs, d’odeurs, de milieux associés, qui classifie les champignons comestibles, non comestibles ou toxiques. Les études statistiques qu’elle consulte, précisent au passage, qu’en Norvège, par exemple, sur plus de 44000 espèces vivantes dénombrées, 20% sont représentées par les champignons et seulement 0,2 % par les mammifères. Les champignons que l’on cueille ne sont donc qu’une "fraction d’un organisme bien plus grand, formé en majeure partie d’un réseau dynamique et vivant, qu’on appelle le mycélium, qui se trouve sous le sol ou à l’intérieur des arbres". Ceux que l’on ramasse, selon les saisons, ne sont en quelque sorte que les pommes d’un immense pommier souterrain.
"Parcourir les bois, les fossés et les prés du Médoc notamment, pour trouver des cèpes, des girolles, des coulemelles, s’avère ici désormais bien dérisoire."
Doté d’une table des matières digne d’un vrai guide sur les champignons, le livre a toutefois la particularité d’offrir à chaque chapitre deux textes, en deux teintes. L’un, couleur "rouille", très présent au début du livre, est celui où l’auteure évoque l’état fluctuant dans lequel le deuil la plonge. L’autre texte, de couleur noir, raconte sa plongée dans le monde mycologique et les joies qui peu à peu l’assaillent et la font remonter. Au fil des pages, la tendance s’inverse, le texte en noir devient plus conséquent.
La découverte des mycologues, ces passionnés qui peuvent prendre un avion pour aller découvrir un champignon sans même l’intention de le ramasser ou de le cuisiner, qui se réunissent en congrès, organisent des sorties de découvertes est tout aussi fascinante. Comprendre qu’avec une connaissance plus approfondie, il est possible de trouver des champignons délicieux, sur une simple pelouse de parc citadin ou dans un cimetière, et de juin à noël, a requalifié mon impatience de l’arrivée des pousses, avant chaque automne. Parcourir les bois, les fossés et les prés du Médoc notamment, pour trouver des cèpes, des girolles, des coulemelles, s’avère ici désormais bien dérisoire.
Au-delà de la plongée personnelle qu’y fera chaque lecteur, l’exploration de l’auteure lui a permis, à elle, de revenir parmi les vivants : "J’ai longtemps cru que c’était par hasard si les champignons m’avaient sauvée. Mais quand je m’y suis intéressée, je n’étais toujours pas capable de tisser des liens sociaux. Les bois silencieux et les champignons muets constituaient alors une meilleure compagnie. […] Leur identification m’a permis de retrouver le chemin des perceptions sensorielles perdues", par le goût, l’odorat, la joie de la découverte. « Percevoir, c’est être présent », ajoute-t-elle. […] "Enfin mon cœur et celui de l’univers battent en rythme. Enfin mon cœur sourit de nouveau. […] Je regarde par la fenêtre et je vois le monde avec de nouveaux yeux. Et je veux en être."
1 Le règne des Fungi, aussi appelé Mycota ou Mycètes ou fonge, constitue un ensemble regroupant des organismes eucaryotes appelés plus communément champignons. Ce règne constitue un large groupe diversifié, depuis des organismes unicellulaires (levures) ou pluricellulaires (moisissures) microscopiques, invisibles à l'œil nu, jusqu'aux « champignons supérieurs » dotés le plus souvent d'un pied et d'un chapeau, que le promeneur récolte.
La Femme et les champignons, une histoire de deuil et de retour à la vie
Long Litt Woon
Traduit du norvégien par Alex Fouillet
Éditions Gaïa, collection "Essai"
octobre 2018
ISBN 978-2-84720-881-8
(Photo : Centre international de poésie Marseille)