Le désir plus fort que tout
Après plusieurs documentaires, dont le dernier sorti en 2015, Pas de nostalgie camarades !, Isabelle Solas signe un premier long métrage documentaire, Nos corps sont vos champs de bataille. Le film suit le parcours de Claudia et Violeta, deux femmes trans, à la fois dans leur volonté d’être reconnues et intégrées dans la société, et dans leur vie intime. Elles se heurtent au conservatisme, aux stéréotypes et à la violence au plus profond d’elles-mêmes. Produit par Dublin Films en coproduction internationale, soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et ayant bénéficié d'une résidence d'écriture au Chalet Mauriac, Nos corps sont vos champs de bataille sort en salle le mercredi 16 mars. Entretien avec sa réalisatrice et son producteur délégué.
Le film se déroule principalement en Argentine. Quel a été le moteur de ce film ? Et pourquoi avoir choisi l’Argentine comme théâtre ?
Isabelle Solas : La première approche relevait plutôt d’une enquête sociologique. J’ai appris qu'en Argentine la loi d’identité de genre1 – qui permet à tout un chacun de choisir son genre, masculin ou féminin, à sa majorité – a été votée. Cette loi m’a semblée révolutionnaire et donné envie d’étudier ce qui se passe dans ce pays où l’avortement y est interdit, même si le mariage pour tous a été adopté dès 2010.
J’ai eu envie de me décentrer de l’Europe, si certaine d’être progressiste, et de la France où on venait de subir des mois de débats autour du mariage pour tous, à l’Assemblé nationale comme dans la rue, avec les dérives des "Manifs pour tous", un groupe d’ultraréactionnaires qui n’avait qu’un objectif : empêcher l’accès à la parentalité pour toutes et tous. J’ai ressenti quelque chose de moribond dans cette France qui se fourvoyait dans des débats stériles et violents. Je me suis sentie agressée. Et cette loi argentine résonnait avec des questionnements plus intimes et philosophiques, au moment où je découvrais Judith Butler et Paul B. Preciado2, qui insufflaient le queer dans les réflexions féministes.
Le film alterne des scènes de vie intime où vous filmez les visages et les corps de près et des moments d’actions politiques. Le contraste est saisissant entre ces scènes intimes où les visages témoignent de la difficulté, voire de la douleur de vivre sa sexualité et les scènes de lutte politique où se déploie une énergie incroyable. Qu’est-ce qui vous a touchée le plus dans les personnes que vous avez rencontrées ?
I.S. : Ce qui me fascinait chez elles, c’est leur capacité à rêver l’avenir et transcender le présent malgré la machine à broyer qu’est la société patriarcale argentine. La plupart des femmes trans sont précaires et se prostituent pour pouvoir vivre. Elles ne sont pas armées pour se défendre contre des violences omniprésentes et risquent leur vie, tous les jours.
Claudia et Violeta ont des années de luttes derrière elles, elles sont des intellectuelles de la classe moyenne, pourtant elles peuvent être l’objet de menaces destinées à les faire taire. Leur façon de lutter n’a rien à voir avec la résignation : elles ont un moteur de vie et un ressort imaginaire très puissants. Au fond, ce qui est au cœur du film, c’est la question du désir : comment le désir nous amène à lutter ? En quoi le désir est le moteur de la politique, un moteur révolutionnaire ?
Le rôle de la communauté est aussi très présent, avec les figures de proue que sont Claudia et Violeta. Qu’en avez-vous perçu ?
I.S. : Justement, ce moteur de vie est nourri par leur sphère intime, par ce qu’elles vivent collectivement avec leurs camarades. Il y a une interdépendance entre leur vie intime et la lutte contre les violences auxquelles elles sont exposées quotidiennement.
La communauté est importante aussi parce qu’elle constitue une famille avec tout l’amour que ces femmes se portent entre elles et qui leur a été refusé dans leur propre famille. C’est par la communauté qu’elles essaient d’obtenir leur autonomie affective. Comme elles le disent dans le film : "Nous n’entrons pas dans l’agenda émotionnel du pays".
"Entre anarchiste et réformiste, l’une veut révolutionner le système en entrant dans ses arcanes, l’autre pense qu’on ne peut pas se corrompre à fonctionner avec le système et qu’on doit le rejeter pour en imaginer un autre, distinct."
Et comment avez-vous pu pénétrer d’aussi près leur sphère intime ?
I.S. : J’ai rencontré les protagonistes du film par le biais de leurs actions. D’abord Claudia parce qu’elle est leader de son association qui a pignon sur rue à La Plata. Ensuite, je suis entrée en contact avec Violeta par l’intermédiaire de très beaux textes qu’elle avait écrits au moment d’une mobilisation de la communauté trans, à la suite de la mort violente de deux référentes trans/travesties que je comptais filmer. J’avais été bouleversée par ces textes. Nous nous sommes trouvé de nombreux points communs – même âge, mêmes goûts musicaux… –, et sommes devenues amies. Claudia et Violeta sont très différentes de caractère. Ce double portrait permet de montrer comment s’articule une lutte : entre anarchiste et réformiste, l’une veut révolutionner le système en entrant dans ses arcanes, l’autre pense qu’on ne peut pas se corrompre à fonctionner avec le système et qu’on doit le rejeter pour en imaginer un autre, distinct.
J’avais des préoccupations similaires, un questionnement politique qui rejoignait le leur. À partir du moment où elles ont compris ma démarche, il n’y a pas eu de problème sur ce que l’on allait filmer ou pas. Mon dispositif de tournage consiste à associer les personnages à la mise en scène, en travaillant en amont, en réfléchissant ensemble sur les séquences, etc. Pour chaque séquence, elles savaient ce que j’attendais d’elles, la fonction narrative de la séquence dans le film. Du coup, elles menaient la barque en quelque sorte, de même qu’elles amenaient des personnages secondaires à se raconter ou à donner un éclairage sur des parties de vie des personnages principaux.
Quel engagement ce film représente-t-il pour vous en tant que réalisatrice ?
I.S. : J’ai surtout voulu montrer que Claudia, Violeta et leur communauté viennent percuter un tabou universel : la binarité des genres. Elles se revendiquent travesties, c’est-à-dire qu’elles se sont débarrassées de cette injonction qui consiste à se définir comme homme ou femme, de dépasser cette frontière qui est en réalité le plus grand fantasme de notre civilisation, qui fait beaucoup de mal partout dans le monde. Cette croyance qu’un homme et une femme sont complémentaires, que le sexe définit un caractère, qu’il distribue les rôles, et par conséquent instaure l’ordre du monde… Ça me paraît une urgence majeure de se défaire de tous ces arguments qui viennent justifier toutes ces mécaniques de domination.
À la fin du film, vous faites intervenir Angela Davis, figure de la lutte pour les droits civiques et féministe américaine. Quel message avez-vous voulu porter ?
I.S. : Que ces femmes sont pétries des grands mouvements du féminisme d’hier et d’aujourd’hui. Mais on voit bien dans le film que leur place dans ces mouvements est mise à mal. L’intervention d’Angela Davis, qui dit dans le film que la catégorie queer vient résumer l’intersection3 des luttes autour du genre, de la classe sociale et de la race, est un contrepoint dans le film. D’une part elle rend hommage à la lutte de Claudia, Violeta et toutes les autres en disant qu’elles sont au cœur d’une problématique universelle, et d’autre part cela montre aussi que ce n’est qu’une part du mouvement féministe qui rejette la présence des femmes trans en son sein.
Angela Davis insiste donc dans son intervention sur le fait que les personnes trans sont dans ce que l’on peut attendre du féminisme, en tant que projet politique révolutionnaire, c’est-à-dire l’abolition de tous les systèmes qui instaurent la domination : le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme, le machisme, etc.
Qu’est-ce qui a été essentiel dans l’accompagnement du film ?
I.S. : En premier lieu, j’ai eu la fidélité de mon producteur, David Hurst, qui a été déterminante. La réalisation a été un long cheminement depuis l’écriture jusqu’à la post-production. Plusieurs dispositifs m’ont aidée : notamment une session d’écriture au Groupe Ouest en Bretagne et une résidence au Chalet Mauriac qui m’a permis de dégrossir le travail d’écriture et de rencontrer des artistes avec qui j’ai pu échanger sur mon projet. La recherche de financements a été compliquée mais David a pu obtenir des soutiens, entre autres de la Région Nouvelle-Aquitaine, et nous avons pu terminer le film.
Comment s’est déroulée la production du film ?
David Hurst : Comme un long et difficile chemin. Si le film est construit autour du sujet trans, il aborde bien d’autres questions universelles : la sexualité, le genre, le féminisme, le combat politique. Entre la fin 2013, lorsqu’Isabelle Solas est venue me parler du vote de la loi sur l’identité de genre en Argentine, ses premiers repérages sur place et ses premiers écrits pour poser des éléments concrets, il s’est passé deux années. À partir de là, le processus s’est enclenché. Non sans mal car il nous a fallu encore cinq ans avant de réunir des financements pour la production… Le film s’est fait étape par étape. Les ateliers et forums de coproduction ont été décisifs. En 2016, j’ai participé à la formation Eurodoc avec le film : j’y ai beaucoup appris sur la coproduction et sur la diffusion à l’international. Isabelle et moi avons participé aux rencontres de Lussas en 2018. Ce temps commun consacré au film nous a permis de trouver le récit qui articule le cheminement intime et l’action politique des deux personnages. Le tournage a pu enfin se faire entre 2018 et 2019.
Le film a été accompagné d’une façon exemplaire par la Région Nouvelle-Aquitaine. Le film a reçu au total, six soutiens : l’aide à l’entreprise, l'aide à l’écriture, l'aide au développement, la résidence d’écriture au Chalet Mauriac pour Isabelle et l'aide à la production TV. Nous avons aussi gagné l’appel à projets de TV7 soutenu par la Région, ce qui nous a débloqué tous les fonds audiovisuels et documentaires : CNC, Procirep, etc. La fin du tournage et la post-production ont pu ainsi être financées.
1adoptée en Argentine sous la présidence de Cristina Kirchner
2Judith Butler : philosophe et universitaire américaine dont le travail s’est porté sur le genre et la théorie queer / https://fr.wikipedia.org/wiki/Judith_Butler
Paul B. Preciado : philosophe espagnol, il a théorisé l’abolition des différences entre les sexes, les genres et les sexualités / https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_B._Preciado
3l'intersectionnalité étudie les formes de domination, d'oppression et de discrimination, non pas séparément, mais dans les liens qui se nouent entre elles.