Le feu est notre étendard
Sus la talvera / En marge, de Carles Diaz, publié aux éditions bordelaises Abordo, a reçu cette année le Prix Méditerranée et le Grand Prix SGDL de Poésie. Un CD accompagne l’ouvrage auquel ont participé Pacôme Gendreau et Frédéric Paquet.
Le prénom, le nom, déjà. On lit. Je lis : Carles Diaz. La Catalogne y fréquente la Gascogne. Ici, les frontières ont fondu comme neige au soleil des vanités ethniques. Carles y affronte les langues meurtries, les langues qui sont aux derniers soupirs, les langues à qui on a extirpé l’âme, et banni leurs locuteurs. Il faut bien s’employer à dire les mots, tous les mots, mots terribles, mots qui cognent, mots qui blessent. Diaz les clame à la face de ce monde qui vacille. "L’enfant à qui l’on a arraché le parler de ses ancêtres ; l’enfant effrayé, acculé par la tonitruante ronde des technocrates qui tranchent comme le poignard d’acier (…)". Joan Pèire Tardiu lui répond en occitan : "Lo dròlle que li an derrabat lo parlar de sos aujòls ; lo dròlle espantat, afrabat per la ronda tarabastosa dels tecnocratas que trencan coma lo punhal acierenc (…)". Diaz parle à Carles, et réciproquement. Ils se disputent la primauté du langage que la poésie exige. Rien n’est moins sûr, le sang de la dignité coulerait in fine : "Comme le coup sec d’un boucher et dire à l’imprudent absent." Il faut bien que la poésie qu’il chevauche — la nôtre, son écho, hésite encore — serve à quelque chose. Elle a tant d’adversaires. Elle a tant à faire avec ceux qui la voudraient en haillons et vieille, abandonnée à ses souvenirs et ses remords. Il faut bien qu’elle voyage loin, le plus loin possible et s’en aille visiter ce que nous murmurent aujourd’hui encore les forêts de notre mémoire : l’âme de l’humanité ; ce qu’ils appellent le "patrimoine"… Mais Carles s’en moque. Il fonce, farouche. Il veut en découdre avec ce qui l’a fait, ce qui l’a construit, là-bas au Chili, au pied des Andes face au Pacifique. Ailleurs, "a noste" en Occitanie gasconne. Naguère, quand il jonglait avec son castillan chilien et son français, il cheminait sur ce chemin caillouteux, le chemin de crêtes du poète, où la chute est probable. Il n’est pas tombé. Et pourtant, la vérité crue, méchante, parfois odieuse que nous connaissons tous ne l’a pas laissé en paix : "Depuis quand n’a-t-on pas entendu l’hymne des Géants, pour lors dilué dans l’azur, avant même l’aurore marine ?"
"Face à Carles Diaz, Joan Pèire Tardiu dit ses mots occitans, sa rivière Lot et son amante Garonne."
Carles Diaz nous bouscule, nous enjoint de le suivre, sa course n’est pas finie. Face à lui, Joan Pèire Tardiu dit ses mots occitans, sa rivière Lot et son amante Garonne. Sans lui, que serait le poème ? Je ne saurais vous dire. C’est plus qu’un dialogue, une danse ancestrale, la danse folle, oubliée, qui force les vieilles oreilles et engendre les bals de l’inconscient collectif. Alors, Diaz laboure à la marge. Sa charrue hésite, et reprend le champ de tous les possibles, l’univers en devenir. Le sien ? Le nôtre ? Allez savoir ? "Je suis sur le papier un croquis. La paille en désordre qui flambe. Le foin que les fermiers ont brûlé. La cendre dispersée qui retient la Hauteur captive. Cette bordure des champs qu’on ne cultive pas et qui en Occitanie s’appelle : "la talvera". Carles en appelle à tout ce qui a fait terre et tout ce qui la détruit au sommeil de tous les massacres : "Allez, viens, alluvion sinistre ! Viens, cruel visage ! Viens avec ta satanée métamorphose ! Secoue la terre de la lampe endormie sur les tentures !" "De ploradas, n’i a pro !" — Assez de lamentations ! L’océan, ce monstre de vagues et d’embruns, cet ogre qui dévore hommes et vaisseaux, Diaz l’a fréquenté du côté de Valparaiso, le fréquente encore, ici, et le défie encore. Son arme ? Ses mots, pardi ! Il est prêt à tout, à blâmer, à insulter, à dire son "mot" à l’histoire officielle qu’il veut brûler, envers et contre tout. Des premiers vers jusqu’aux derniers, "le feu est notre étendard". Rien n’arrête l’incendie du poème. À bon entendeur !
"Adishatz monde e la companhia !" Les peuples vieillis, les peuples qui se soulèvent, lui sauront gré : "Le vent se lève furieux. Il bouscule, soulève, culbute. Le vent ne respecte rien." Où va donc Diaz quand Carles le sermonne ? Tous deux trébuchent sur le chemin du retour. Qu’importe ! Ils parlent la langue des abysses, la mer profonde où notre vieille mémoire déverse ses volcans de douleurs et de joies. Le poète, ici, a son royaume qui est bilingue. Sur la grève, la mer vient et l’interpelle. Il lui parle. Il ira, de toute façon, au bain de son âme bleue, aussi loin que son souffle le soutiendra : "Je veux l’évasion des sommités, tant que nos noms seront menacés par l’heure incendiée, face au ciel." Le prénom, le nom, vous dis-je.
Sus la talvera / En marge, de Carles Diaz
Abordo
Livre bilingue avec pages en regard, Français / Occitan
Traduction du français à l'occitan et préface de Joan-Pèire Tardiu
66 pages
14 euros
ISBN : 979-10-92965-19-3