Le Médoc en trente portraits
Langue de riches terres vinicoles, le Médoc est un lieu à part, coincé entre les caprices de l’estuaire de la Gironde, la puissance de l’océan Atlantique et les pinèdes infinies des Landes. Dans cet environnement singulier qu’il connaît depuis l’enfance, Yan Lespoux plante le décor d’une étonnante galerie de portraits avec Presqu'îles, inaugurant la nouvelle collection de formats courts que proposent les éditions Agullo.
Commençant à la lisière de Bordeaux, le Médoc multiplie les paradoxes. Une image rustique, presque sauvage et la proposition d’accueillir les épreuves de surf des Jeux olympiques de 2024 ; des champs de maïs à perte de vue et des châteaux aux noms prestigieux, les Saint-Estèphe, Margaux, Lafite, Rothschild ; une région peu industrialisée et les fleurons de l’aéronautique à ses portes. Ce territoire peu peuplé campe sur ses traditions et magnifie ses habitudes : la pèche, la chasse et un certain savoir-vivre qui se contente de peu. Une terre de pionniers dans l’esprit naturaliste américain.
Sans emphase sans superflu, Yan Lespoux se promène parmi des personnages qu’il a peut-être connus. Si ce n’était eux, c’était leurs frères, leurs cousins, leurs collègues, ceux avec qui il a un jour parcouru la lande, partagé la bière, respiré l’air salin. L’auteur nous ouvre les portes d’une galerie insolite : des portraits parfois très brefs – deux pages à peine –, avec pour toile de fond un décor aux détails méticuleux. Et pour mieux définir les habitants de cette terre parfois revêche, il commence en nous présentant le pire : le Bordelais. On s’en moque, on le chambre, on lui rappelle en permanence qu’il n’est pas né dans le Médoc, même s’il y vit depuis son entrée à l’école. Quoi qu’il fasse, malgré des faits d’armes ou d’honneur, il restera jusqu’à sa mort un étranger à ce terroir immuable.
"Bien sûr, les Parisiens en prennent pour leur grade, leurs 4X4 immaculés chahutés dans les ornières et leur besoin d’occuper cet espace qui n’est pas le leur."
Dans le monde de Presqu’îles, les personnages sont entiers, fidèles à leurs racines et à l’expression de leurs différences, des nuances qui les réunissent. Ils ne se mélangent pas. Par pudeur, par peur du jugement peut-être. Bien sûr, les Parisiens en prennent pour leur grade, leurs 4X4 immaculés chahutés dans les ornières et leur besoin d’occuper cet espace qui n’est pas le leur. L’Arabe qui se fait reprocher son manque de scrupules avec la religion – il boit du Pastis et mange des jambons beurre –, et le Charentais toléré, tant qu’il reste chez lui. Ici, on reste entre soi pour le meilleur et pour le pire. À côté des gens d’ailleurs, Yan Lespoux présente ceux qui l’entourent. Comme ce jeune qui a grandit dans le Médoc avant de partir à la ville. Il revient sur sa terre natale, est accueilli comme un enfant du pays jusqu’à la découverte de sa singularité à lui.
Certaines histoires évoquent, dans une grande sobriété de mots, des anecdotes truculentes. Ainsi cet ivrogne qui part se cacher dans les dunes pour picoler tranquille jusqu’à l’arrivée d’un cerf. Ou ces jeunes tellement contents d’assister à un concert international dans leur coin de pays. Le spectacle sera amputé, ils en rateront les trois quarts, finiront dans des brumes alcoolisées la veille de leur épreuve de Bac. Ou encore le scénario digne d’un thriller dans lequel des jeunes contrebandiers vont confronter la police d’une manière imprévue. Au-delà de la qualité de son écriture d’une pointilleuse précision – les évocations des paysages hantent le lecteur –, Yan Lespoux manie l’art de l’intrigue. Ses histoires sont construites dans l’esprit des romans noirs auxquels il s’intéresse depuis des années dans un blog consacré.
Peu de femmes dans cet univers rude qui rappelle à s’y méprendre la conquête de l’Ouest américain. D’ailleurs, l’auteur intitule une des nouvelles, Le Mirage. Celui de cette jeune, maîtrise de lettres en poche, qui revient dans le Médoc. Pas d’emploi pas d’argent, elle vit dans une caravane insalubre et cueille des champignons. Malgré un travail forcené, elle est payée une misère. Le second personnage féminin est plus âgé et partage un amour inconditionnel des cèpes – les enfants qu’elle n’a pas eus –, qu’elle ramasse dans un lieu secret. Elle refusera d’en donner les coordonnées, au risque d’en mourir.
"Au départ, les histoires sont presque ordinaires, et puis un détail cloche. La trajectoire dérape, les personnages n’anticipent rien. Le drame affleure chaque coin de page."
La force de l’auteur réside dans sa capacité à faire parler ceux qui se taisent, ignorés, invisibles au monde qui s’agite et avance autour d’eux. Tous ces hommes qui grandissent dans des environnements rugueux. Ils s’y frottent avec rudesse, prenant des coups, laissant des plumes, pour relever la tête en bout de course. Comme ce quincailler qui défend sa boutique contre les intrusions, en y dormant. Il veut juste bosser. Il n’a rien demandé aux deux jeunes qui forcent son rideau de fer. Il veut leur faire peur, qu’ils comprennent, que ça leur serve de leçon. Bien sûr ça finira mal. Yan Lespoux trempe son pinceau dans l’acidité du quotidien. Les vilains ne le sont pas complètement, ils réagissent à des agressions, et tout dérape. Au départ, les histoires sont presque ordinaires, et puis un détail cloche. La trajectoire dérape, les personnages n’anticipent rien. Le drame affleure chaque coin de page. Parce qu’il écrit à la hauteur de ses personnages, l’auteur donne un visage aux oubliés de la société et rend au Médoc, décrié et moqué, ses lettres d’humanité.
Ce recueil de nouvelles de Yan Lespoux donne aussi l’occasion aux éditions Agullo d’ajouter une collection de formats courts aux précédentes, dédiées à la littérature et aux romans noirs. Depuis cinq ans, les trois éditeurs à l’origine de l’aventure conservent des choix éditoriaux décalés qui donnent la parole aux auteurs s’exprimant de l’intérieur des univers qu’ils abordent. Ils n’écrivent pas comme témoins, mais bien en sujets de leurs récits, ce qui en fait l’exception et la valeur.
Presqu’îles, de Yan Lespoux
Préface d'Hervé Le Corre
Agullo court
Janvier 2021
184 pages
11,90 euros
ISBN : 9791095718901