Le Père Castor, un siècle d'éducation
Enclavée dans les collines limousines, la Maison du Père Castor est un lieu multiple. Ouverte au public et dotée d’un espace d’exposition, d’un mini théâtre, d’une vue imprenable sur la rivière, d’une boutique spécialisée dans les titres connus de la maison d’édition éponyme, la médiathèque de Meuzac abrite un patrimoine bien particulier : les archives du Père Castor. Une merveille, dont la richesse des documents comme de l’histoire qu’ils charrient semble trop méconnue au regard de l’immense héritage qu’elles ont transmis.
C’est un parterre d’enfants attentifs qui se tient présent ce matin à la Médiathèque de Meuzac, plus connue sous le nom de La Maison du Père Castor. Roxane Sterckeman, directrice du lieu, s’occupe de la médiation aujourd’hui.
"Paul Faucher, c’est le Père Castor, car c’est lui qui a inventé cette collection de livres. Et non, ce n’est pas lui, mais son fils François, qui a donné son accord pour les dessins animés !" répond-elle aux CM1, plus familiers du programme de France 3 qui a marqué les années quatre-vingt-dix et deux-mille.
Le Père Castor… Il est vrai qu’à son évocation, le plus grand nombre entend résonner la ritournelle du générique tant écouté "Père Castor, raconte-nous une histoire ! Père Castor..." Pourtant, l’Histoire commence bien avant. En 1931 très exactement, avec la parution de l’album à découper Je fais mes masques. Derrière le succès écrasant d’une collection dédiée à la littérature jeunesse, qui perdure un siècle plus tard, il y a une poignée de personnes aussi avant-gardistes qu’oubliées, animées par la volonté de s’adresser aux enfants différemment. Par un désir de révolutionner l’éducation. Pour espérer un monde meilleur.
L’Éducation Nouvelle, mère de l’éducation alternative
Paul Faucher est un amoureux des livres. Il décroche une place de libraire dans une boutique Flammarion de Lyon au début du vingtième siècle. Il fait vite ses preuves et devient gérant d’une autre librairie au Havre. Là-bas, Paul Faucher se met à réfléchir à des livres dont le seul objet serait l’éducation, ce qui n’existe pas encore. Il rencontre une certaine Madeleine Gueritte, chantre d’un mouvement encore peu connu en France mais très suivi en Russie ou même au Royaume-Uni : l’Éducation Nouvelle. Cette dernière trouve ses fondements dans un contexte post-traumatique de la Grande Guerre. Certains estiment que mettre l’enfant au centre, faire plus attention à ce qu’on lui transmet et la manière dont on le fait, se révèle nécessaire pour éveiller son esprit critique et éviter qu’il ne fasse de mauvais choix, une fois adulte. Faire la guerre étant le pire de tous. C’est toute la question de la place de l’enfant dans l’apprentissage sur laquelle vont travailler Paul Faucher et les défenseurs de l’Éducation Nouvelle. Flammarion lui accorde sa confiance pour créer sa collection de livres pour enfants. Maria Montessori prône de son côté l’importance de l’implication du corps dans l’apprentissage. Elle est moins connue à l’époque, mais sera choisie comme figure de l’éducation alternative par la postérité, parfois injuste.
"Le concept de pédagogie active veut que l’enfant ne soit plus assis sur sa chaise à recevoir des leçons. On veut qu’il réfléchisse par lui-même et qu’il expérimente. Cela passe par des ateliers pratiques comme les découpages de masques, par des promenades, par l’observation de la nature. Et dans les livres, on veut s’adresser directement à l’enfant. Paul Faucher va travailler avec des pédagogues, des inspecteurs de l’Éducation Nationale, des instituteurs. En Limousin, il va inonder les écoles des livres du Père Castor ! Culturellement, c’est resté très ancré ici", explique Iris Clément, assistante de conservation, en charge de la mission de signalement1 des archives de Paul et François Faucher.
Bien qu’installé à Paris, avec sa femme Ludmila, Paul Faucher possède une maison de famille à Meuzac. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, il se réfugie dans ce domaine situé en zone libre. Pragmatique, il invite auteurs et illustrateurs à venir séjourner dans la maison. Ces derniers créent, écrivent et peignent à domicile, de quoi ravir l’éditeur qui peut contrôler ses projets au plus près. Vont résider à Meuzac Pierre Belvès, auteur du célèbre Roule Galette, ou encore Rojankovsky, illustrateur de quelques ouvrages de la série Les Romans des bêtes. Cette série, emblématique des premiers succès de la collection, est écrite par la femme de Paul Faucher, Ludmila, dite Lida. Bourru, l’Ours brun, Scaf le phoque, ou même l’album La ferme du Père Castor, apportent une voix révolutionnaire par rapport à ce que propose la littérature pour enfants dans les années trente. Ici, les animaux sont les héros de l’histoire. Ils sont personnifiés, donc permettent aux enfants d’être sensibilisés au vivant dans son ensemble. De plus, les albums gardent une visée didactique distillant des informations sur l’alimentation d’un ours, les végétaux qui l’entourent, les saisons, etc.
L’Éducation pour tous
Un des piliers de la pédagogie défendue par Paul Faucher et inhérent à tous les ouvrages qu’il publie (une dizaine par an), c’est l’accessibilité. S’il secoue le monde de l’éducation avec des principes nouveaux, où l’enfant doit être considéré comme un être humain à part entière, il ne veut pas que ses préceptes soient réservés aux seuls bambins aisés. L’Éducation Nouvelle doit profiter à tous. Il s’attaque donc au format et propose une collection de livres aux couvertures souples et aux pages agrafées, qui rendent la fabrication moins onéreuse, et le prix abordable pour le plus grand nombre. Des publications qui contrastent fort avec les livres d’étrennes qui s’offrent généralement à Noël, imposants et dispendieux.
Quand Paul Faucher meurt en 1967, c’est son fils François qui reprend le flambeau. Tout en tâchant de respecter l’héritage paternel, il doit se plier aux exigences de Flammarion qui réclame l’accélération des cadences de publications. Il crée alors la collection Castor Poche en 1980. Il envahit le marché, lequel sera fixé un an plus tard par la loi Lang et son prix unique du livre, extension idéale de la logique des Faucher : faire que le livre ne soit pas un objet de luxe, ni la lecture un loisir élitiste. C’est ainsi qu’il accepte, dans les années 1990, que les histoires de sa collection soient adaptées au petit écran, devenu roi dans tous les foyers de France. En parallèle, François Faucher fait publier des fac-similés des albums anciens et enchaîne les rééditions et réillustrations. Sa volonté de s’adapter à la société permettra aux histoires du Père Castor de traverser les décennies.
Des archives vivantes
"C’est très rare de rentrer dans une salle d’archives pour regarder des dessins originaux. C’est un privilège, alors soyez bien sages !" insiste l’institutrice face à la classe qui s’apprête à pénétrer la pièce aux allures de bureau bien rangé. Roxane Sterckeman allume les lumières mais explique que cette salle doit rester dans le noir et dans le froid, pour la bonne conservation des documents. "Certains dessins ont 90 ans, précise-t-elle, fière de faire partager ce trésor. On va les protéger, pour toujours. Ici sont rangés 500 000 documents : correspondances, dossiers de fabrication, dessins originaux choisis et non choisis…" énumère la directrice. Marlaguette, La Vache Orange, Les Bons amis, La ferme du Père Castor, Roule Galette, chacun connait au moins une de ces fables pour enfants. Le répertoire, si vaste et novateur, qui a marqué des générations entières, a été consacré en 2017 par son inscription au registre "Mémoires du monde" de L’Unesco.
"C’est un beau coup de projecteur, cela offre une légitimité en plus de la visibilité médiatique", affirme Iris Clément. Mais pour vraiment faire connaître et revivre ce fonds, c’est bien l’action d’Iris qui semble nécessaire. Le nom de sa mission peut paraître obscure mais son ambition mérite la lumière. Nom de code : signalement. Objectif : cataloguer.
"Je suis là pour quelques mois et ma mission est de signaler les archives manuscrites de Paul et François Faucher. Cela représente 70 mètre linéaires… C’est un gros chantier ! confie-t-elle, amusée. Concrètement, je fais apparaître les archives présentes à Meuzac et appartenant aux fonds Paul et François Faucher dans le CCFR (Catalogue collectif de France, NDLR). Je décris les archives dans un instrument de recherche en ligne. Notre mission est de dire ce qui se trouve dans le fonds, sans forcément le donner à voir pour des questions de droits à l’image ou autres. En revanche, grâce à cette action de signalement et de description (qui peut être plus ou moins fine selon la durée ou les objectifs fixés), les archives sont rendues visibles, identifiables et restent accessibles à tous sur rendez-vous. Chacun peut venir les consulter à la médiathèque. On redécouvre, par exemple, des illustrations d’artistes russes qui fuyaient l’URSS au début du vingtième siècle, mais qui avaient une pratique de l’illustration jeunesse très avancée par rapport à la nôtre", expose l’assistante de conservation.
Mère Nature
La Médiathèque est une œuvre en soi. Une exposition sur La vache orange se tient dans le hall, la vue de la salle de lecture donne l’impression d’être sur le fleuve, le bâtiment se trouve au cœur d’un parc doté d’un labyrinthe végétal, d’une rivière en contrebas, de jardins partagés. Ce qui souligne la prépondérance de la nature dans ce lieu, c’est la présence d’un médiateur dédié, qui continue de transmettre les connaissances du vivant, principalement aux scolaires du territoire. Une droite filiation avec les principes pédagogiques imaginés par Paul Faucher. Aller visiter la Maison du Père Castor, c’est faire un voyage dans le temps, celui de l’enfance, mais aussi de l’éveil du monde adulte à son importance. Une pensée dont l’héritage porte encore ses fruits dans nos cercles contemporains, en perpétuelle réflexion sur l’éducation et dans la recherche de la meilleure manière d’inviter l’enfant à découvrir le monde.
Mission Signalement du patrimoine écrit
Piloté par la Bibliothèque nationale, le Catalogue Collectif de France (CCFr) est l’outil de recherche bibliographique et documentaire le plus riche du domaine français. En Nouvelle-Aquitaine, un travail continu des établissements patrimoniaux permet d’y référencer les ressources conservées.
Néanmoins, certains documents n’y figurent pas encore : c'est l'objet de la mission Signalement du patrimoine écrit que mène ALCA auprès des villes de Pons, de Royan, de Confolens, de Libourne et de Saint-Junien, ainsi que des Communautés de Communes de Sarlat (Sarlat Périgord Noir) et de Meuzac (Briance sud Haute-Vienne).
Depuis septembre 2023, ALCA coordonne la participation de ces collectivités à l’Appel à projet Signalement du Ministère de la Culture (DGMIC, Service Livre et Lecture). Jusqu’en février 2024, trois catalogueuses parcourent la région pour référencer 2 000 livres anciens et près de 140 mètres linéaires d’archives et de manuscrits. Dans ces bibliothèques, on peut découvrir des recueils de poésie d'Emile Combes (Pons), des traités de théologie du XVIIIème (Libourne) ou encore, des dossiers de fabrication des albums du Père Castor, inscrits au registre Mémoire du Monde de l’UNESCO (Meuzac). Tous ces lieux de conservation recèlent des trésors inattendus. À Royan par exemple, des autographes de Victor Hugo et de Lamartine jouxtent une intrigante recette de poulet aux huîtres…
La mission Signalement permet une meilleure valorisation de tous ces documents, lesquels pourront nourrir des travaux de recherche, d’expositions, de projets pédagogiques ou de création, et tant d’autres initiatives.