"La Terre entière comme annexe" : la Villa Bloch
Achetée en 2005 par la Ville de Poitiers, la maison de Jean-Richard Bloch est devenue en 2019 la Villa Bloch, lieu de résidence d’artistes. Habitée par l’écrivain et homme politique de gauche depuis 1911 jusqu’à son décès, en mars 1947, la maison, située à quelques kilomètres du centre-ville de Poitiers, prolonge aujourd’hui sa vocation en accueillant des artistes et auteurs du monde entier.
L’esprit des lieux
Journaliste, écrivain polygraphe, humaniste, pacifiste, Jean-Richard Bloch a traversé les deux guerres mondiales du xxe siècle. À la veille de sa mort, il était conseiller de la République du groupe communiste et vice-président de la commission chargée des affaires étrangères.
Dans sa maison poitevine, il a écrit la plupart de ses œuvres et reçu ses amis artistes Louis Aragon, Jules Romains, Georges Duhamel, Darius Milhaud, Arthur Honegger ou encore Diego Rivera, pour ne citer qu’eux. La maison La Mérigotte a également servi de refuge : pour les parents et amis fuyant le Nord de la France pendant la première guerre mondiale ; pour les militants antifascistes d’Allemagne, d’Autriche ou d’Espagne qui, tout au long des années 1930, y ont profité de quelques jours ou quelques mois de répit ; pour la famille et les amis, encore, lors de l’exode de juin 1940.
Occupée par les Allemands à partir de 1941, la maison faillit être vendue en 1943. Jean-Richard Bloch la retrouvera en 1945, son bureau et sa bibliothèque intacts.
Forte de son passé, la Villa Bloch poursuit son histoire. Sa vocation est double : accueillir des artistes et défendre la liberté d’expression, en permettant à un auteur, fuyant le régime répressif de son pays d’origine, de séjourner à Poitiers.
Terre d’exil, terre d’accueil
Sandra Beucher, chargée de développement culturel et des résidences d’artistes à la Ville de Poitiers, nous raconte : "En 2017, Hélène Amblès, DGA Culture et Patrimoine de la Ville, s’est rapprochée de la Cité internationale des arts, qui accueille des artistes dans le cadre du réseau Icorn [International cities of refuges network, réseau international des villes refuges, NDLR]. C’est grâce à cette démarche que Poitiers est devenue la deuxième ville de France, après Paris, à faire partie de ce réseau. Et Mohammad Bamm, poète iranien, a été le premier auteur accueilli à la Villa Bloch, avec sa femme et ses deux enfants". Les artistes en exil peuvent résider ici jusqu’à deux ans, avec leur famille, dans l’intimité que permet le Pavillon, une petite maison indépendante de la villa.
Toutes les autres dimensions du projet de la Villa Bloch reposent également sur des partenariats spécifiques : avec l’EESI (École européenne supérieure de l’image), avec le TAP (Théâtre et Auditorium de Poitiers), mais aussi avec l’Université de Poitiers, l’Institut français, ALCA ou encore le Poitiers Film Festival. "Notre principe est de proposer des résidences longues, précise Sandra Beucher. En fonction des besoins et des disciplines, nous adaptons nos calendriers et nous laissons aux artistes le temps de créer. Ainsi, nous rendons hommage à la personnalité et à l’engagement de Jean-Richard Bloch."
Le lien entre la mémoire et le présent du lieu est matérialisé par la reconstitution du bureau de J.-R. Bloch, accessible aux résidents – et aux habitants de Poitiers lors d’événements ponctuels. "Les résidents participent aussi à des ateliers et des rencontres, dans le parc de la villa ou hors les murs, mais je précise qu’ils sont avant tout ici pour chercher et n’ont pas d’obligation de produire quoi que ce soit de fini. C’est parfois deux ou trois ans après que les œuvres se concrétisent. Je pense à Béonard Monteau, écrivain haïtien, qui est venu une première fois fin 2020, accueilli en partenariat avec la Cité internationale des arts. Il est revenu à l’automne 2021 terminer son roman, cette fois avec un accompagnement d’ALCA pour la recherche d’un éditeur. Il en est aujourd’hui aux dernières corrections de son texte."
Écrire pour le cinéma
Quand la Villa Bloch ouvre ses portes, le Poitiers Film Festival a déjà entamé une mutation. Festival des films de fin d’études des écoles de cinéma du monde depuis 1990, il est aussi devenu, en 2016, le lieu des débuts de carrière de jeunes cinéastes professionnels, grâce aux ateliers Jump In.
"Une fois le diplôme en poche, on sait bien que le premier film ne se fait pas facilement, dit Élodie Ferrer, responsable des programmes professionnels du Poitiers Film Festival. En attendant, il faut gagner de quoi vivre et ne pas perdre l’énergie de son premier projet professionnel. Les ateliers Jump In accompagnent les jeunes cinéastes dans leur effort pour finaliser un scénario, tout en leur donnant les clés du monde professionnel et de ses financements." Il n’est pas rare de passer deux ou trois ans à trouver les moyens de mettre en œuvre le casting, les décors et le budget pour produire le film ; on peut caler en chemin. "Pendant les ateliers de Poitiers, une masterclass est dédiée aux financements de développement que les auteurs peuvent solliciter en fonction de leur zone géographique. Chacun repart avec un livret de 50 pages… Les participants passent aussi du temps à creuser leur scénario et à préparer leur présentation à des producteurs."
Comment prolonger cette semaine d’accompagnement très dense des jeunes réalisateurs et réalisatrices ? L’équipe du festival a proposé d’ouvrir la Villa Bloch à deux jeunes cinéastes issus des ateliers Jump In. Élodie Ferrer précise : "Quand ils reviennent en résidence, les lauréats des ateliers doivent avoir un objectif. S’ils veulent développer leur projet dans sa dimension artistique, nous leur proposons de travailler avec un ou une scénariste que nous choisissons ensemble en fonction des spécificités de leur film. S’ils veulent demander une bourse d’écriture, nous trouvons la bonne personne pour les accompagner vers ce but."
Le continent africain
"En 2019, ALCA et le Poitiers Film Festival ont noué un partenariat avec le Ouaga Film Lab. Pour la Région, cette collaboration s’inscrit dans la politique de soutien à la francophonie. Pour le festival, cela nous permet de répondre à un manque, car, spontanément, nous recevions très peu de films et de jeunes cinéastes issus d’écoles du continent africain. Avec le Ouaga Film Lab, nous pouvons accueillir des auteurs émergents, aussi bien en compétition qu’au sein des ateliers. Et, systématiquement, un mois de résidence à la Villa Bloch est prévu pour le ou la lauréate africaine."
Mireille Niyonsaba, jeune cinéaste burundaise lauréate du prix ALCA au Ouaga Film Lab 2020, a participé aux ateliers en décembre puis est venue en résidence en juin 2021. Depuis, son projet a obtenu l’aide au développement du Fonds pour la jeune création francophone.
Pendant que nous parlons dans le salon de la Villa Bloch avec Sandra Beucher et Élodie Ferrer, Yoro Mbaye, lauréat du prix ALCA Ouaga Film Lab 2021, est en train d’écrire à l’étage, dans son studio… Il prépare un dossier de candidature pour participer à la Fabrique des cinémas du monde, à Cannes, en 2023.
Fagadaga, de Yoro Mbaye
Jeune cinéaste sénégalais, juriste de formation, Yoro Mbaye a aussi coproduit La Nuit des rois, de l’ivoirien Philippe Lacôte. Le film a été sélectionné à Venise en 2020 et a reçu le Prix de la mise en scène à Angoulême en 2021.
Il a déjà réalisé cinq courts métrages et il écrit actuellement le scénario de son premier long métrage, Fagadaga. Conte moral contemporain, Fagadaga est inspiré de la réalité sociale et politique du village natal du réalisateur. On y suivra le dilemme d’Osseynou, un pêcheur respecté d’une quarantaine d’années, obligé de chercher un autre métier : les poissons ont disparu des côtes atlantiques à cause de la surpêche industrielle.
En se résignant à revendre du pain rassis – le "fagadaga" – dans son village, il devient un simple pion dans le grand système économique des boulangeries de la capitale. Luttant pour garder sa place, le personnage fera face à des choix cornéliens et optera toujours pour la moins mauvaise solution, mais il perdra petit à petit le respect de tous.
Fagadaga est donc une descente aux enfers et Yoro Mbaye se demande actuellement quelle fin choisir pour cette histoire : va-t-il sauver in extremis le personnage principal ou laisser le mécanisme de la tragédie l’entraîner jusqu’au fond ? Question éthique autant qu’esthétique, qu’il travaille depuis Poitiers avec l’appui de la scénariste Laure Desmazières. Dans notre monde globalisé et anxieux face à son avenir, la question du happy end reste politique.