Salomé Lahoche, sacrée sorcière de la BD


Angoumoisine de cœur et native de Normandie, l’autrice de bande dessinée Salomé Lahoche n’en finit pas de faire parler d’elle. Autrice de trois albums, son prochain, Ancolie, paraîtra en juin chez Glénat. Celle qui s’est faite remarquée sur Instagram a conquis son lectorat en narrant des anecdotes journalières, avec ironie, intelligence et spontanéité. Désormais superstar de la BD, Salomé Lahoche reste cette jeune femme pince-sans-rire, dont le succès n’a pas entamé la simplicité. La preuve, elle nous a ouvert ses portes dans la cité de la BD, où on imagine sans peine ses illustrations orner quelques murs dans un futur proche. Rencontre.
Dès l’escalier, les dessins et affiches BD parsèment les murs. Si on ne sait pas où on met les pieds en gravissant les quelques marches qui mènent à son appartement, la décoration met vite au parfum. Une centaine d’albums illustrés empilés les uns sur les autres dans le salon. Une affiche géante de Babar, un bibelot Barbapapa sur une petite table, un porte-savon Le Petit Prince dans la salle de bain. L’illustration et la bande dessinée se retrouvent partout, dans les moindres détails, les moindres objets.

Il est étrange de voir le visage animé et incarné de celle dont on a observé les mille expressions faciales dessinées de sa propre main. Elle ne se ressemble pas vraiment. Et pourtant, c’est bien elle. Devenue célèbre avec son recueil de strips publiés sur Instagram sous le titre La vie est une corvée, célébrité renforcée par la sortie de sa BD, de fiction cette fois-ci, Ernestine, qui raconte la vie d’une petite fille surdouée et surméchante, elle est consacrée star de la BD avec son troisième album, Peur de mourir mais flemme de vivre. Sorti en mars 2025, il fait suite à La vie est une corvée, avec autobiographie et autodérision comme maîtres mots. Son prochain album, Ancolie, raconte l’histoire d’une sorcière qui boit, qui fait la fête et qui, à l’instar d’Ernestine, n’est pas toujours sympa avec son prochain. Mais Salomé Lahoche maîtrise le schéma actanciel. Perturbation il y aura, péripéties et dénouement aussi. "Elle fait n’importe quoi, elle picole, elle est méchante. Mais elle va devoir sauver le monde, sinon, elle meurt. "
L’autrice illustratrice n’aime pas l’exercice de l’interview mais s’y prête avec naturel. Elle s’installe dans son canapé, se roule une cigarette, entourée de ses deux guitares.
La Vie est une corvée constitue, selon Salomé Lahoche, "le livre d’or de toutes les conneries qui me passent par la tête". Et pour Peur de mourir mais flemme de vivre ? "C’est sensiblement la même recette, lâche-t-elle, désinvolte. Sauf que là, je deviens une grosse daronne rangée, ce ne sont plus vraiment les mêmes problématiques !" Parmi les sujets qui traversent l’album, on retrouve la difficulté pour la bédéiste à être à la fois hétérosexuelle et féministe. Une contradiction qui chamboule et interroge beaucoup de femmes de sa génération.
"La contradiction me semble hyper importante dans la personnalité de chacun. C’est un endroit intéressant à explorer, dans les idées comme dans le dessin. C’est contradictoire d’aimer les hommes tout en les trouvant débiles. Le lesbianisme politique m’interpelle… Est-ce qu’on peut vraiment forcer les gens à s’orienter sexuellement ? Ceci dit, les mecs de ma générations tentent de plus en plus de se déconstruire." Outre ces considérations, une autre contradiction pousse Salomé Lahoche à produire des strips humoristiques : celle d’expérimenter le succès financier tout en étant de gauche, ex-étudiante des Beaux-Arts, promise à un avenir désargenté auquel se livrent la plupart de ses amis artistes. Une forme de honte ou de complexe d’illégitimité qu’elle transforme en moteur créatif.
Le processus créatif, l’autrice l’a rationalisé par un graphique parodique, qui se moque des présentations PowerPoint et autres réjouissances à base de camemberts colorés et chiffrés, pas toujours fiables. Mais si on en croit l’intéressée, celui-ci colle parfaitement à sa réalité.

"Ernestine fait 120 pages. Je crée une page par jour, donc théoriquement, ça m’aurait pris trois mois. Mais j’ai dessiné quarante pages quand j’étais encore étudiante aux Beaux-Arts d’Angoulême et j’ai tout redessiné après. Il s’est passé quatre ans entre la naissance du projet et sa sortie. Pareil pour les deux autres albums, je fais un strip par jour, mais en réalité, ça me prend deux ans, alors que ça ne devrait durer que quarante jours. Bref, tout ça n’est pas très régulier !"
Qu’importe les coulisses de fabrication, le rendu offre une parfaite homogénéité, de couleurs notamment. Une palette composée de quatre teintes : jaune, rose, violet et orange. "Aux Beaux-Arts, ma prof, qui est aussi la patronne de la revue Biscotto, trouvait que je partais un peu dans tous les sens et m’a conseillée la bichromie. M’inspirant de son conseil, j’ai tenté de dessiner avec seulement quatre couleurs. Mais tout ce que j’ai appris de ces années-là est plutôt venu des rencontres que j’y ai faites plus que par les cours. Je n’ai pas appris à dessiner là-bas. D’ailleurs, j’ai de grosses lacunes : je suis nulle en dessin d’observation, nulle en perspective… mais j’y ai découvert le travail en autonomie."
C’est vrai qu’une BD de Salomé Lahoche se lit plus qu’elle ne s’observe. Le texte y tient une place prépondérante, à se demander si l’autrice-dessinatrice n’envisagerait pas de s’affranchir de son dessin, dont elle fait peu de cas, pour une forme romanesque pure. À l’image de l’auteur de bande dessinée Fab Caro, qui s’est taillé une nouvelle place en librairie depuis la parution de son roman best-seller Le Discours.
"Si le texte prend autant de place dans mes BD, c’est d’abord parce que j’ai plein d’idées et que ça va souvent plus vite d’écrire. C’est dur de faire des blagues sans mots, et moi, c’est l’humour qui m’intéresse. Mais ça fait partie intégrante de mes dessins, qui sont plutôt bébé, accolés à des textes durs. Le contraste me plaît. Mais écrire tout court, je trouve ça beaucoup plus intime. On peut moins se cacher derrière l’humour justement, j’ai l’impression qu’il faut plus donner de soi. Ça fait un peu peur, mais oui, ça m’arrive d’y penser. Un jour peut-être."
Dans un de ses strips, son avatar BD lance une adresse directe à ses lectrices : "Si vous lisez ces lignes, vous êtes probablement une femme entre vingt et trente ans dans le milieu de la culture." Une affirmation tout droit sortie des statistiques Instagram, réseau social sur lequel Salomé Lahoche distille ses planches et grâce auquel elle doit sa fulgurante renommée. Les données objectives sont les suivantes : 78 % de femmes, résidant à Paris et se situant aux alentours de la trentaine, sont abonnées à son compte Instagram. "Je le vois bien quand je vais en séance de dédicaces. Ce sont surtout des femmes quasi trentenaires, qui ont fait ou qui font des études supérieures. Les mecs qui viennent demandent des dédicaces pour leur sœur ou pour leur copine. Mais on m’a souvent reproché le fait que dans Ernestine, les personnages masculins soient tous débiles. Ils sont un peu vexés je crois."
Sans surprise, ce sont des femmes qui ont influencé Salomé Lahoche et lui ont donné le goût de la BD. Née en 1997, à Rouen, c’est en fouillant assidument les blogs BD, univers florissant de l’époque, que l’artiste en herbe prend des notes pour plus tard.
"Je voulais être Pénélope Bagieu. Sur ces blogs BD, on lisait des histoires de meufs, sur un ton léger. C’était de la bédé du quotidien. Je lisais ça et de la BD punk et underground qui trainait chez ma mère. Je n’ai jamais lu Tintin. La culture des blogs BD a migré sur Insta vers les années 2010, une nouvelle génération est née, mais c’est juste le medium qui a changé. Moi, j’ai de la chance, ce que je poste marche bien, donc je ne suis pas obligée de nourrir la bête en continu. Je trouve que les gens montrent beaucoup leur visage sur les réseaux, se mettent en scène, ajoutent pas mal de vidéo. D’une, je n’aime pas l’ordinateur, ni le montage, et surtout, je ne veux pas être influenceuse. Juste une autrice de BD. Mais je comprends la nécessité de le faire, c’est un métier hyper précaire. Sur dix, il y en a neuf qui crèvent la dalle pour un qui s’en sort. Moi, j’ai eu du bol."
Si le succès est souvent affaire de chance, on ne saurait réduire sa réussite à un simple heureux alignement des planètes. À 27 ans, l’autrice promet une carrière qu’il faudra suivre de près.