"Le Travail de la paresse", textes fondateurs pour questions intemporelles


Dans Le Travail de la paresse, l’une des dernières parutions des éditions girondines Le Buvard, deux textes de référence se répondent à un siècle d’intervalle : Le Droit à la paresse (1883), du journaliste, économiste, essayiste et homme politique socialiste français Paul Lafargue, et The Abolition of Work (L’Abolition du travail, 1985) de l’anarchiste américain Bob Black. Les coéditeurs et gérants de la maison Pauline Gonzalo et Michel Vézina mettent en perspective ces deux textes dans une préface qui souligne toute la modernité des questions qu’ils soulèvent.
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Le Travail de la paresse : voilà un titre oxymorique qui donne envie de s’y arrêter ! À l’aune des polémiques politiques récurrentes autour du travail, des allocations sociales et de l’emploi, le plus souvent débattues dans des formules expéditives, tendancieuses et binaires, il est salvateur de se pencher sur des textes anciens. Si ceux-là ne sont pas exempts d’un fort parti pris idéologique, ils ont le mérite, une fois replacés dans leur contexte historique, de développer une pensée argumentée et référencée qui incite à la réflexion et à l’analyse rétrospective des questions qui nous taraudent encore aujourd’hui. Comment concilier travail et vie privée ? Quelle importance accordons-nous au travail et comment celui-ci façonne-t-il notre société et ses inégalités ? Comment inverser, face aux défis climatiques, la course effrénée vers la surproduction et la surconsommation ?...
Comme pour mieux marteler les esprits, Paul Lafargue, disciple de Karl Marx dont il est par ailleurs le gendre, n’hésite pas à employer des formules hyperboliques : "Le prolétariat […] s’est laissé pervertir par le dogme du travail. […] Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail." Il en est de même, un siècle plus tard, pour Bob Black, qui commence ainsi son texte : "Nul ne devrait travailler. Le travail est la cause et la source de pratiquement toutes les misères du monde."
Une fois cet axiome posé, les deux pamphlétaires déploient leur argumentation en s’appuyant sur nombre de références : notamment littéraires et philosophiques pour Paul Lafargue, héritier des penseurs du XVIIIe comme Rabelais ou Diderot, mais aussi anthropologiques et sociologiques pour Bob Black, qui cite entre autres les thèses de Marshall Sahlins et de Daniel Bell. Et l’un comme l’autre revient sans cesse aux arguments des philosophes antiques – Platon, Hérodote, Aristote, Cicéron, Xénophon… – reposant sur une théorie que Lafargue résume ainsi, toujours sans craindre l’exagération : "Un citoyen qui donne son travail pour de l’argent se dégrade au rang d’esclaves, il commet un crime, qui mérite des années de prison." Pour le socialiste comme pour l’anarchiste, loin d’être un progrès, le travail asservit, avilit et abêtit les prolétaires qui se soumettent dès lors au diktat de la bourgeoisie capitalistique : "Leur aptitude à l’autonomie est tellement atrophiée que la peur de la liberté fait partie de leurs phobies les plus enracinées", écrit Bob Black. Dès lors, pour Paul Lafargue, il s’agit d’exhorter la classe ouvrière à la prise de conscience et à la révolte en popularisant les doctrines du socialisme révolutionnaire et collectiviste.
Chez Bob Black, le discours, plus résolument libertaire, s’enrichit d’un siècle de recul sur le communisme, depuis son avènement au XIXe jusqu’à l’amorce de son déclin au moment où paraît son ouvrage. Plus proches de nous, ses propos évoquent déjà la crise énergétique et environnementale et résonnent à nos oreilles comme une funeste prémonition : "Je ne veux pas que des robots esclaves fassent tout ; je veux faire les choses moi-même. Je crois qu’il est possible d’imaginer des technologies d’économie de travail, mais de manière modeste. Le dossier historique et préhistorique n’est pas très encourageant. Quand la technologie productive est passée de la chasse-récolte à l’agriculture et ainsi de suite, le travail a augmenté tandis que les compétences et l’autodétermination ont diminué." La montée en puissance des progrès technologiques depuis l’avènement de la société industrielle au XIXe, loin d’offrir à l’homme plus de liberté et de loisirs, n’a fait qu’augmenter la productivité dans une course effrénée et continue vers la surproduction, la surconsommation et le creuset des inégalités sociales à travers le monde. À l’heure de l’intelligence artificielle, ces réflexions nous donnent à réfléchir…
Rien d’étonnant dans le choix de cette publication dès lors que l’on se penche un peu sur la philosophie de la maison d’édition qui l’édite. Le Buvard prône le DIY (Do it yourself). L’artisanat et la défense de la littérature en tant qu’art populaire sont au cœur de cette microstructure où tous les travaux d’édition, d’impression, de reliure, de diffusion et de distribution sont accomplis par les deux gérants Michel Vézina et Pauline Gonzalo. Chaque ouvrage est sélectionné et réalisé avec un soin particulier, une attention portée tant à la forme – imprimé dans leur atelier, les livres sont reliés à la main avec du fil de lin – qu’au fond. Qu’il s’agisse de poésie, de roman ou d’essai, les textes qu’ils publient proposent une vision sensible des réalités sociales, une lecture à la fois sociologique et subjective de notre monde. Quant à la production et à la commercialisation de leurs ouvrages, elles sont finement estimées et maîtrisées pour limiter au mieux les surplus et les retours. Une volonté de revenir au peu et bien fait, en prenant le temps de réfléchir à ce que l’on produit sans céder aux injonctions du marché.
Faire soi-même et dans l’économie, réaffirmer sa liberté et son autodétermination, peut-être est-ce là le secret de l’épanouissement dans le travail ?