Le vivant et la politique
Dans le documentaire Tu crois que la terre est chose morte, produit par Sister Productions, la réalisatrice Florence Lazar s’intéresse, en Martinique, à des hommes et des femmes qui réinventent un lien salutaire à ce que l’on nomme aux Antilles les "alentours" plutôt que la nature.
Comment a commencé l’histoire de ce film ?
Florence Lazar : J’ai travaillé sur un projet photographique pour le collège Aimé Césaire à Paris, entre 2014 et 2016, qui m’a donné l’occasion de faire des recherches sur des documents autour des débats sur la décolonisation au XXe siècle, notamment de ceux d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant. L’idée était de faire poser les collégiens avec ces matériaux d’archives. J’ai été saisie dans nombreux de ces écrits par l’intrication entre le vivant et le politique. En me rendant en Martinique, j’ai été confrontée à la tragédie sanitaire de la contamination de l’île par la chlordécone.
Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette tragédie sanitaire ?
F. L. : La chlordécone est un pesticide organochloré qui a été utilisé de 1972 à 1993 dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe pour lutter contre le charançon, insecte qui ravageait les pieds des bananeraies. Ce pesticide a été interdit dans l’Hexagone et dans le monde mais il y a eu une exception pour les Antilles françaises. C’est un pesticide organochloré, neurotoxique extrêmement délétère qui se diffuse dans les terres, les rivières, les sources, les nappes phréatiques et impacte les corps. Il y a en Martinique et Guadeloupe le plus haut taux de cancers de la prostate au monde. Cette contamination est la trace toxique de la violence coloniale. L’économie des Antilles françaises est une économie plantationnaire issue des plantations esclavagistes du XVIIe siècle. Elle est soutenue par un petit lobby de Békés, les descendants des esclavagistes, qui détiennent l’économie de l’île et cette économie est soutenue par l’Union européenne où ce lobby a ses entrées.
80% des terres agricoles de Martinique sont occupées par les bananeraies. Dans votre film, vous vous intéressez à un groupe de petits paysans…
F. L. : Dans le film, Véronique Montjean représente un groupe d'agricultrices et agriculteurs qui, en 1983, s’est approprié une parcelle de terre en friche. Occupé illégalement au début, le collectif a ensuite légalisé le droit de la cultiver. La superficie du champs, 125 hectares, représente une surface non négligable pour la culture locale en Martinique. C’est une agriculture de survivance, "un garde-manger". Véronique Monjean est filmée pendant qu'elle travaille, dans le rapport de ses gestes et de sa parole. C’est un rapport actif à la terre, son lieu de pratique devient un lieu de production de savoir.
"Dans ce contexte, le cadre fixe isole et sépare, c’est pour cette raison que, dans le film, les cadres larges et stables sont absents."
Est-ce que le lien entre les personnes que vous filmez est une réappropriation de la mémoire, du lieu, de l’histoire des habitants avec les esclaves et les marrons1 ?
F. L. : Emmanuel Nossin est ethno-pharmacologue. Le savoir et l’attention qu'il porte aux plantes est une véritable culture du vivant. Cette culture, il la relie à l’histoire marrone, les plantes devenant les témoins de l’histoire. Elles sont aussi les vecteurs souterrains de la mémoire commune des Martiniquais. Nossin revient sans cesse sur la manière dont les marrons ont survécu dans les mornes et dans les forêts, grâce à leurs connaissances des plantes. J’ai tenté de tisser des liens entre les pratiques agricoles actuelles et celles des marrons. Ces pratiques écologiques sont intrinsèquement liées aux luttes d’émancipation, ce sont des gestes de transmission. Ce sont des gestes de réappropriation des lieux et de l’histoire.
Vous insistez sur un autre rapport avec la nature…
F. L. : Les Européens et les colons ont voulu domestiquer la nature. Au XVIIe siècle, on divise la nature et la culture, ce dont nous héritons encore aujourd'hui. Dans la lutte et la survie, les marrons ont de leur côté construit des alliances avec le vivant. Les personnes que j’ai rencontrées en héritent, elles proposent des contrepoints à la monoculture qui a ordonné le paysage. En créole, le terme paysage n’existe pas, ce concept a été importé par les Européens. Ici, on parle plutôt d’alentours, rien n’est isolé, tout est relié. Dans ce contexte, le cadre fixe isole et sépare, c’est pour cette raison que, dans le film, les cadres larges et stables sont absents. J’ai plutôt cherché des formes fluides.
"J’ai tenté de traduire cette dichotomie, cette lutte du vivant contre la mécanisation des corps."
Le film est construit sur l’opposition de deux mondes, celui des agriculteurs et praticiens dont vous parlez et celui de l’exploitation mécanisée de la banane…
F. L. : J’ai tenté de traduire cette dichotomie, cette lutte du vivant contre la mécanisation des corps. Les plantations ont recomposé physiquement les paysages et ont mis en ordre les éléments de la biodiversité et les corps. Les bananeraies sont montrées sous différents angles, dans leur fonction mécanique, mortifère, elles se transforment à la fin du film dans des images fantomatiques. Faut-il rappeler que les Antilles ont été les lieux de la construction du capitalisme et de notre modernité. Ce film m’a certainement déplacée par rapport à mon travail antérieur, notamment sur l'ex-Yougoslavie ; une guerre de fin de siècle au cœur de l’Europe, dont nous n'avons plus d’images.
Est-ce que ce film s’inscrit dans vos recherches de récits minoritaires comme dans vos films en ex-Yougoslavie ?
F. L. : Les questions d’occultation sont constitutives de mes projets artistiques, qu’elles soient historiques ou politiques, d’où le recours pour moi aux récits minoritaires et non autoritaires. Véronique Monjean, dans son champ, ou Emmanuel Nossin, dans ses promenades, produisent des relectures de l’histoire coloniale. Chaque fragment de terre cultivé s’apparente à une fouille, chaque plante se présente comme une trace de l’histoire. Dans le film Kamen (2014) une des protagonistes structure son espace-temps en rangeant des documents d’archives, elle les déplace, replace à nouveau ses dossiers, ce qui lui permet de faire circuler sa mémoire sur un événement traumatique. La réappropriation de l’Histoire par les personnes constitue une matière importante de mon cinéma.
Vous avez passé de nombreuses années à filmer en ex-Yougoslavie…
F. L. : C’est lié à ma biographie. Ma mère est d’origine serbe et mon père a toujours été vivement intéressé par l’autogestion yougoslave. J’ai évolué dans un milieu qui a été le témoin des prémices de la guerre. Ce dernier film me permet de me déplacer mais un lien subsiste : Aimé Césaire a écrit en 1936 ses Cahiers d’un retour au pays natal depuis la côte adriatique, en Croatie, en face d’une île qui se nomme Martininska !
Participer au Mois du film documentaire est-il important, surtout dans la période actuelle2 ?
F. L. : C’est essentiel de montrer un film en salle, de se retrouver collectivement avec un objet commun. Le film a été projeté en Martinique et depuis il y a de nombreuses demandes pour le faire circuler là-bas.
1Nom, sans doute d’origine espagnole, pour désigner les esclaves fugitifs dont certains ont été à l’origine de révoltes collectives. Pourchassés, ils devaient vivre cachés dans des endroits les plus reculés possible, dans les montagnes et les forêts.
2 Tu crois que la terre est chose morte, film soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine, devait être projeté en ce mois de novembre lors de séances publiques, accompagnées par ALCA et Cina dans le cadre du Mois du film documentaire, finalement annulées à la suite des annonces présidentielles du 28 octobre.