Les chants homériques de Nathacha Appanah
Il est des livres que l’on ne peut pas raconter, sans quoi le voyage du lecteur, la découverte du récit et de son déroulement, sa beauté bouleversante surtout, seraient gâchés. D’autant que la présentation de Rien ne t’appartient est en tournée en France et notamment à Bordeaux où l’autrice a vécu lors de la rédaction. Pour ce dixième roman, publié dans la collection Blanche aux éditions Gallimard, force est de constater que Nathacha Appanah ne révèle jamais elle-même tout d’emblée ; il faut avancer avec son personnage, suivre le pouls de ses écartèlements intérieurs et aller jusqu’au bout, ensemble.
On ne sait pas où se situe l’histoire. En France a priori, pour la première partie. Pour l’autre partie - où tout commence -, on est dans un pays bouddhiste, dirigé par des militaires, au bord de la mer, au sud de l’Inde ou peut-être au Sri Lanka : une population qui fuit les tensions héritées d'une guerre civile, des temples hindous abandonnés, la danse des dieux qu’apprend la narratrice, enfant, auquel s’ajoute un autre élément qu’on ne dévoilera pas mais qu’on peut situer dans cette partie du monde et qu'on peut dater de 2004.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que Nathacha Appanah est née en 1973 sur l’île Maurice et y a grandi. Située dans l’Océan Indien, près de la Réunion et de Madagascar, l’île a été le comptoir de presque tous les colons européens pour son bois précieux, pour sa position géographique favorablement située sur la route des Indes depuis l’Afrique et pour alimenter le commerce d’esclaves venant de Madagascar, d’Afrique ou de Java. Les différentes Compagnies des Indes orientales ont ainsi profité d’une considérable expansion économique jusqu’à ce qu’en 1835, la fin de l’esclavage sur l’île en sonne le glas. Pour remplacer cette main d’œuvre perdue, des "engagés indiens" y sont alors acheminés par les Français pour travailler dans les plantations de canne à sucre, sans espoir de retour, bien entendu. L’œuvre de Nathacha Appanah, descendante de l’une de ces familles indiennes, est habitée par les conséquences de cette partie de notre histoire.
D’abord journaliste sur l’île, elle s’installe en France en 1998 et travaille pour la presse écrite et la radio. En 2003, son premier roman est publié chez Gallimard dans la collection Continents noirs. Les Rochers de Poudre d’Or raconte justement l’épopée tragique de ces travailleurs indiens. En 2016, six romans plus tard, elle est entrée dans la collection Blanche et Tropiques de la violence, qui explore l’enfer des orphelins livrés à eux-mêmes à Mayotte, fait la Une de toute la presse et lui vaut d’être la première lauréate du prix Femina des lycéens et de treize autres prix, en plus d’avoir été sélectionnée par les prestigieux Goncourt et Médicis…
Que ce soit Maya de Blue Bay palace (Gallimard, 2004), Lili de Petit éloge des fantômes (Gallimard Poche, 2016), Moïse de Tropiques de la violence ou encore Loup du Ciel par-dessus le toit (Gallimard, 2019), les personnages de Nathacha Appanah portent tous en spirale la joie et le chaos, leur marginalité aussi. Ils tentent tous, autant qu’ils le peuvent et souvent avec le "je" de leurs pensées intimes et écartelées, de se débattre pour tenir, pour épuiser les souvenirs, les empêcher de remonter là où la désagrégation familiale, les violences, qui ont explosé leur enfance, les a conduits.
"L’Inde, les îles de l’Océan Indien dont Maurice se superposent en elle et en eux, toujours entre le vert et le bleu, entre la mer et le soleil et ici, entre le noir et l’or, entre jungle, rizières et temples, entre manguiers et frangipaniers et entre matelas crasseux et odeur d’eau croupie."
Rien ne t’appartient n’y déroge pas. Les fantômes y sont puissants ; ils tournent et retournent tout. Les souvenirs poussent, veulent refaire surface malgré les évitements de la narratrice à les tenir éloignés : "Je la connais, cette fille, je ne veux pas dire son nom, pas maintenant, pas encore, ça fait si longtemps que je n’ai pas rêvé d’elle, que je n’ai pas pensé à elle comme ça, gambadant pieds nus dans une rizière, quand tout était calme, quand tout était doux. […] Elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut sortir et je sens que bientôt, je n’aurais plus la force de la retenir tant elle me hante".
Parce qu’il est entendu que le minimum sera dévoilé, on peut au moins pitcher ceci : la narratrice a grandi loin de l’appartement dans lequel elle erre depuis trois mois, depuis qu’Emmanuel est décédé, l’homme qui l’a ramenée de l’enfer "d’un pays en lambeaux" et qui l’a épousée il y a quinze ans. Sa clé de voûte disparue, tout revient la hanter : le garçon, le bûcher, le coffre, les filles gâchées et l’eau…
Ce qui est sûr en revanche aussi, c’est qu’on lit Nathacha Appanah. Tout y est toujours intense, intime, au plus près du cordeau, de l’abime souvent aussi. Les couleurs, les textures, les matières, les sensations, les odeurs surtout, tout ce qui traverse ses personnages est nommé dans une empathie époustouflante, tant l’écrivaine est à l’écoute de leurs moindres souffles, chants, cris, abandons. Sans jugement, avec délicatesse et de manière aimante, elle leur tient la main jusqu’au bout, où qu’ils aillent. L'Inde, les îles de l’Océan Indien dont Maurice se superposent en elle et en eux, toujours entre le vert et le bleu, entre la mer et le soleil et ici, entre le noir et l’or, entre jungle, rizières et temples, entre manguiers et frangipaniers et entre matelas crasseux et odeur d’eau croupie. La lumière et le temps y sont crus de densité, de vérité, d’abandon, de grâce surtout.
Pour finir, ce que l’on sait pour l’instant, c’est que Rien ne t’appartient est sélectionné pour le prix Femina et pour le grand prix du Roman 2021 de l'Académie française. "Rien ne t’appartient ici" reste, longtemps après, un cri, profond, sourd, entraîne un retour sur l’enfance encore portée en soi, sur les silences imposés et les non-dits, là où ont été noyées l’innocence et la joie à jamais perdues. Nathacha Appanah construit patiemment et avec une immense pudeur une œuvre-témoignage dans laquelle elle interroge l’inéluctable, offrant de regarder en face avec elle, chaque plaie ouverte, sans jamais se dérober.
Rien ne t'appartient, de Nathacha Appanah
Collection Blanche, Gallimard
Août 2021
160 pages
16,90 euros
ISBN : 9782072952227
(Photo : Centre international de poésie Marseille)