"Les Clients d’Avrenos", une merveille à huit mains
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Pour célébrer les cent vingt ans de la naissance de Georges Simenon en 2023, les éditions Dargaud Benelux ont décidé d’adapter en bande dessinée une dizaine de ses "romans durs". Grâce à la complicité de son fils, John Simenon, les scénaristes chevronnés José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental sont embarqués dans l’aventure. Pour le troisième volume de la collection, Les Clients d’Avrenos, situé à Istanbul dans les années trente, Fromental fait appel à la dessinatrice Laureline Mattiussi, laquelle convie en suivant ses complices de toujours, les auteurs coloristes périgourdins, Isabelle Merlet et Jean-Jacques Rouger.
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Quand on évoque Georges Simenon, on pense aux romans et aux adaptations télévisées de son commissaire Maigret. Pourtant ce romancier belge (1903-1989), s’il a publié plus de cinq cent romans - trois volumes à la Pléiade -, a longtemps été journaliste-reporter. En 1933, il est d’ailleurs envoyé à Istanbul par Paris-Soir pour interviewer Léon Trotski qui, expulsé d’URSS, venait de s’y exiler. L’a-t-il rencontré ? Le mystère demeure… C’est toutefois de ce voyage qu’est né le roman Les Clients d’Avrenos. Issus de ses reportages ou de ses voyages, ses "romans durs", qu’il a nommés ainsi parce qu’ils ont été difficiles à écrire, sont des romans noirs, sans intrigues policières.
Laureline Mattiussi était en résidence au chalet Mauriac en juillet 2022 pour travailler sur son album Martha et les Oiseaux quand Jean-Luc Fromental l’a appelé pour lui proposer cette adaptation. Elle a d’abord souhaité lire le roman car il ne lui était pas évident de pouvoir entrer dans l’univers de Simenon, qu’elle considérait alors comme assez nu et dépouillé, avec peu de reliefs, trop concret aussi, soit très loin du sien, plutôt onirique, sensuel, où une grande place est laissée aux fantômes et aux rêves. Et, elle sait surtout que, pour que s’enclenche le désir du dessin, il lui faut une étincelle. Cela peut être un ensemble de sensations, quelque chose qui échappe au réel ou qui le fait basculer…
Et, justement, ce roman « de l’ailleurs », Istanbul, les années trente, additionné au personnage central de Nouchi, une toute jeune fille qui, pour survivre, navigue entre séduction, manipulation et spontanéité naturelle dans une galaxie d’hommes de pouvoirs très riches, réussit à la convaincre. Notamment "la" scène où tous les personnages sont invités à dîner dans une villa sur le Bosphore, où alcool, haschisch, musique et danse les font dériver jusque très tard dans la nuit, jusqu’à ce que tout bascule. "C’est cette scène-là dans le roman, explique Laureline, qui m’a donné envie et qui a tout déclenché : c’est très sensuel, très capiteux, on y perd les repères temporels et spatiaux des lieux. On y ressent la nuit sur le Bosphore, langoureuse, orientale. Là, j’ai senti que je pouvais tisser un fil pour remonter tout le roman."
Jean-Luc Fromental connaît bien ses albums, depuis L’Île au poulailler (Treize Étrange, Prix Artemisia Angoulême 2010), et la manière dont elle aborde ses personnages. "Très vite, complète Laureline, pour contourner le cliché de la séductrice, j’ai souhaité mettre Nouchi en scène, sans surplomb moral et sans présupposer de ses intentions. Ce pour ne pas la trahir car ce n’est pas ainsi que Simenon la dépeint. Et pour cela, j’ai choisi de la laisser elle et les autres personnages se déployer dans l’espace qui leur est attribué y compris quand ça les submerge, comme si je ne savais pas ce qu’il se passerait ensuite. Et ce choix a été conforté par le parti pris ultra coloré déployé par Isabelle Merlet et Jean-Jacques Rouger, qui sublime ou adoucit parfaitement les ambiances orientales que je voulais, en donnant aux lieux traversés et aux personnages, parfois une épaisseur, parfois une mise en retrait."
Isabelle Merlet, interviewée en 2014 par Lucie Braud pour Prologue1, évoque son travail de mise en couleur par "une vibration qui doit servir le dessin. Si c’est du coloriage, ça enlève de la force et de l’élégance". Il suffit de voir les couleurs qu’elle a données à l’album La jeune femme et la mer de Catherine Meurisse (Dargaud, 2021) pour en être convaincu. Ici, en binôme avec son compagnon, Jean-Jacques Rouger, leurs grands aplats de magenta, de bleu nuit et de violine sculptent les ombres et la lumière, soutiennent fêtes, mélancolie et moments "durs"… Une merveille à huit mains.
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Simenon, les clients d’Avrenos, vol. 3.
Jean-Luc Fromental (scénario), Laureline Mattiussi (dessin), Isabelle Merlet et Jean-Jacques Rouger (couleurs), chez Dargaud Benelux, 86 pages, Parution janvier 2025
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(Photo : Centre international de poésie Marseille)