Les éditions Finitude, 5e prix des rencontres à Lire
Avec Devenir Carver de Rodolphe Barry, les Éditions Finitude publient un livre d’une beauté frappante. On découvre ou redécouvre l’homme et l’écrivain Raymond Carver, celui que l’on appelait le Tchekhov des lettres américaines. Mais pas seulement, loin de là. Devenir Carver est avant tout une exploration sensible et touchante de l’âme humaine, de nos démons, nos échecs et nos rédemptions.
Emmanuelle et Thierry Boizet nous donnent leur regard d’éditeurs sur cette œuvre marquante, qui vient de recevoir le 5e Prix des Rencontres à Lire de Dax.
Lorsqu’on est éditeurs, comment on déniche un tel livre et comment on se décide à le publier ?
Thierry Boizet : C’est arrivé faussement par hasard, par la poste. Toutefois, nous nous sommes très vite aperçus qu’il nous avait été envoyé pour une bonne raison. À ce moment-là, je travaillais déjà depuis six mois sur la correspondance de Neal Cassady, avec une traductrice qui s’appelle Fanny Wallendorf. Or il s’avère que Rodolphe Barry vit avec Fanny Wallendorf. Il ne nous en a pourtant rien dit en nous envoyant son travail, il ne l’a envoyé qu’à nous et ce n’est sûrement pas anodin. C’est en fait le cas des cinq manuscrits reçus par la poste que nous avons publié en dix ans.
Emmanuelle Boizet : La première chose que nous avons pensée, c’est quand même : qui est donc ce garçon pour s’attaquer à une figure comme celle de Carver ? Le pari nous semblait gonflé. Puis comme tous les gens qui aujourd’hui ouvrent le livre, nous en avons lu vingt pages et nous ne l’avons plus lâché. Deux jours plus tard, nous avions Rodolphe Barry au téléphone.
Est-ce que Raymond Carver, qui hélas aujourd’hui est un peu réduit à un cliché d’écrivain pour écrivains, est un auteur qui compte dans vos parcours de lecteurs ?
T.B. : Quasiment comme tout le monde, j’avais lu un ou deux recueils de Carver, il y a une dizaine d’années. À l’époque, c’est Joseph Incardona, dont nous avons publié des nouvelles et qui est très marqué par l’œuvre de Carver, qui m’y avait invité. J’en ai relu un peu au moment où Les Éditions de l’Olivier ont fait paraître une intégrale, mais ce n’est pas un auteur qui fait partie de mon panthéon d’écrivains. Dans un registre proche, je suis plus attaché à des gens comme Bukowski ou certains héritiers de la Beat Generation.
E.B. : C’est de toute façon un livre qui peut être apprécié par quelqu’un qui ne connaît pas Carver, qui n’en a jamais entendu parler et qui ne l’a jamais lu. Cela fonctionne comme le destin d’un type lambda, on peut oublier que c’est Carver, que c’est un écrivain. Rodolphe Barry explore la lutte d’un homme pour devenir lui-même. Il s’interroge sur comment on devient celui qu’on a l’impression qu’on doit être, et qu’est-ce qu’on est prêt à sacrifier pour cela.
À la lecture, il est très étonnant de constater qu’on ne s’interroge jamais sur la véracité des anecdotes, des pensées rapportées.
T.B. : Ce n’est pas une biographie, c’est totalement un roman. Sans faire de comparaison trop directe, l’intention est probablement la même que celle de Jean Echenoz dans ses vies imaginaires de Ravel, Zátopek ou Tesla. Rodolphe Barry fait vivre Carver de façon très charnelle, on est là avec cet homme qui veut écrire, qui veut vivre, et l’on finit par oublier qu’il a réellement existé.
E.B. : Au départ, le livre comportait nombre de citations, de poèmes ou de nouvelles ou d’entretien. Toutefois, pour des raisons de droits trop onéreux, Rodolphe Barry est revenu plusieurs fois sur son texte afin de ne pas citer Carver directement. Ce travail de réécriture a renforcé la perte de repères entre la fiction et la réalité, profitant au final beaucoup au livre, le rendant encore plus personnel et romanesque.
Quasiment dans le même temps que Devenir Carver, vous débutez la publication de la correspondance de Neal Cassady (Un truc très beau qui contient tout.) Soit d’un côté un écrivain qui devient personnage de roman, et de l’autre le héros de Sur la Route que l’on découvre écrivain.
E.B. : Chez Finitude, nous avons toujours aimé les écrits d’écrivains sur d’autres écrivains. Nous avons publié notamment un très beau texte de Stevenson sur Thoreau, un autre par exemple d’Italo Svevo sur James Joyce. Cette bascule d’écrivain sur écrivain est vraiment quelque chose qui nous suit. Plus le fait qu’une bonne partie de notre catalogue est constituée de journaux ou de correspondances...
T.B. : En fait, donner un coup d’éclairage sur une partie de l’histoire littéraire nous donne autant de joie et de plaisir que découvrir un nouvel auteur.
Devenir Carver de Rodolphe Barry, Éditions Finitude
Lecture par Romuald Giulivo
On s’en fiche de Raymond Carver.
Je sais, j’y vais un peu fort, mais je vous assure, ce n’est pas non plus facile à avaler pour moi. Comme la plupart des écrivains de ma génération, je n’hésiterais pas un instant à sacrifier bon nombre de mes semblables – et pas les moindres – si ça pouvait nous le ramener. Régulièrement j’y rêve à ce genre de scène, je suis dans un salon du livre comme il y en a chaque week-end aux quatre coins du pays, je suis armé selon l’humeur (hache, sabre, tournevis), et j’éclaircis les rangs au hasard. Je troque la mine taciturne d’un camarade de signature contre la compagnie d’Henry Miller, j’envoie une paire de gratte-papier ad patres en échange de Kerouac, ou plusieurs tablées entières pour Hemingway et Bukowski – parce qu’il leur faut bien ça à ces deux-là. Toutefois dans mes rêves, c’est Raymond Carver que je me plais le plus souvent à faire renaître. Ce type au verbe impeccable, juste, précis, ce type qui, à beaucoup d’entre nous, a appris non seulement à écrire, mais aussi et surtout à vivre.
Sauf que ce type-là, en fait, on s’en fiche. Oui, je sais, c’est rude. Pourtant c’est bien et c’est mieux ainsi. Ça permet à des livres comme Devenir Carver d’être écrits, c’est là seule chose qui importe en vérité. Et on pourrait presque en raccourcir le titre, ne retenir que Devenir. Parce que Carver c’est vous, c’est moi, c’est nous. Un type avec ses peines et ses joies. Ses soucis de couple et ses problèmes d’argent. Ses échecs et ses espoirs et ses victoires. Et puis une vie forcément trop courte.
Je ne connais pas Rodolphe Barry, j’espère qu’il m’excusera, mais de lui, on s’en fiche aussi. Rodolphe Barry, il cite Ezra Pound (je vous laisse compléter) qui disait : "Ce qui compte c’est qu’il existe de grands poèmes. Savoir qui les a écrits n’a pas d’importance".
Et c’est exactement ça, Devenir Carver. Ni une biographie, ni un récit, ni même un roman, je crois. Mais un grand poème. Un très grand.
Devenir Carver
Rodolphe Barry
Éditions Finitude
Janvier 2014
295 pages
21 euros
Isbn : 978-2-36339-030-1