"Les Enfants du paradis" de Régis Duffour
Dans un entre-deux-tours présidentiel suffocant, où la crise de confiance démocratique côtoie les tentations abstentionnistes ou révolutionnaires, découvrir On rira bien de nous, le dernier roman du désormais agenais Régis Duffour, paru aux éditions Velvet, prend une saveur toute particulière. Avec un réalisme poétique et une certaine mélancolie, l’auteur déroule sur plusieurs années les déboires de jeunesse puis les mésaventures professionnelles et sexuelles d’Alistair Bonzague, un anarchiste au visage crevassé par une adolescence acnéique. Cherchant son chemin en refusant de se plier au théâtre de la comédie sociale et à ses servitudes volontaires, il ne s’anime que pour le désir de trouver dans toutes les filles croisées, sa Garance1…
Alistair souligne très vite qu’il n’a pas l’instinct grégaire et que son physique non avantageux le contraint supplémentairement à la solitude, qu’il vit comme une sorte d’inadéquation au monde et aux filles. Il se présente par ailleurs sans concession : "J’étais fauché, la moitié de la ville m’avait plumé. Je ne savais rien faire excepté boire, lire de vieux livres et écouter de la musique […]. J’avais des ratiches à la mode Beyrouth […] et ma gueule était une version poétisée de Fukushima". Pourtant, déployé depuis l’enfance jusqu’après l’université, le roman pave toute situation d’un défilé de drôleries caustiques où chemine une galerie de personnages rocambolesques.
On suit donc Alistair Bonzague, qui loge dans un foyer de jeunes travailleurs, qu’il nomme "le menu fretin du Capital, l’ordinaire de l’honorable société française", lors de ses rendez-vous : devant son conseiller de Pôle emploi "comme si de [cette] confrontation allait jaillir le saint Graal de l’espoir retrouvé : un job, un taf, un boulot, un emploi, enfin tous ces mots soigneusement pesés qui ne disent pas la vérité profonde comme l’accablement quotidien, la destruction progressive, la servitude…" ou lors de son embauche pour ramasser des prunes comme ouvrier agricole, déclamant des poèmes. S’ensuit son passage par une agence d’intérim qui l’envoie à l’usine trier des pains surgelés par taille et les assembler dans des chariots appropriés, puis lors de son rendez-vous avec un jeune quadra dynamique pour devenir correspondant de presse ou comme assistant de curatelle et de tutelle… De tous ses rendez-vous, il acquiert "la ferme conviction que le libéralisme est décidément une variation subtile du vol généralisé". Dès lors, il ne nous épargne plus aucun des rictus "d’une époque qui atteint […] des sommets de cynisme et d’obscénité" ni aucun des stigmates que portent les êtres qui ont intégré très tôt "que ce n’est pas l’étranger l’ennemi, mais l’État".
"Je cherche ma Garance, pour crever d’amour, une qui vaut la peine de se trancher l’âme".
Cynique mais pas totalement désespéré, Alistair cherche toutefois comment s’épanouir et met une sorte de point d’honneur à rencontrer, partout il passe, les filles… : "Il était bien possible, après tout, que j’aie rêvé ma chute. Peu importe, la seule chose qui était vraie […], c’était mon intégrité et ma fidélité absolues au vœu muet que j’avais formulé dans ma tête d’adolescent : Alistair aimera peu mais il aimera extrêmement […]". Ajoutant en suivant, presque comme un serment : "Je cherche ma Garance, pour crever d’amour, une qui vaut la peine de se trancher l’âme".
Si bien que c’est une galerie de femmes qui défile sous nos yeux à chaque page comme un hommage aux Passantes, "à celles qu'on voit apparaître une seconde à sa fenêtre […], à celles qui sont déjà prises […], aux baisers qu'on n'osa pas prendre…". Se croisent donc les Lizon, Lucille, Amélie, Sarah, Linda, Tania, Daphné, Fernanda, Myriam, Luiza, Hortense, Judith, Prisca, Lily… avec des échanges plus ou moins réussis, plus ou moins suivis, plus ou moins fantasmés aussi parfois, sur fond insolent de : "Jamais de théorie ! De la poésie, toujours !".
Installé désormais dans le Lot-et-Garonne, après avoir habité à Nantes, Paris et Avignon, Régis Duffour a suivi une formation de droit et aux métiers du livre, ce qui lui a permis d’exercer, comme son double de fiction Alistair, différents métiers : chargé de communication d’une ONG, représentant d’éditeurs, libraire, saisonnier agricole, etc. On rira bien de nous a été précédé en 2017 d’un roman jeunesse cosigné avec le directeur de collections documentaires Philippe Godard, Papa cherche du travail… et moi aussi !, paru aux éditions Oskar. Il a également publié des essais, La Discipline de la haine (Pire Fiction, 2010) et Tout est pour le mieux dans le pire des mondes (Cactus Inébranlable, 2021) et a signé des articles dans, entre autres, Le Monde libertaire, Réfractions et Vendémiaire.
1 Les Enfants du paradis, film de Jacques Prévert, Marcel Carné (1945).
On rira bien de nous, de Régis Duffour
Postface de Raoul Vaneigem
Éditions Velvet
Février 2022
192 pages
14,90 euros
ISBN : 978-2-490619-17-7
(Photo : Centre international de poésie Marseille)