Les Ford : ni martyrs ni héros
C’est l’histoire d’une défaite – le combat des salariés et des syndicats pour éviter la fermeture de Ford à Blanquefort pendant plus de vingt ans – mais c’est aussi l’aventure humaine et sociale d’une lutte syndicale vue de l’intérieur que deux réalisateurs ont filmée. Rencontre avec Jamila Jendari, Nicolas Beirnaert et Philippe Poutou, devenu l’un des personnages de Il nous reste la colère, qui accompagnent la diffusion du documentaire.
Comment avez-vous rencontré les ouvriers syndiqués de Ford ?
Jamila Jendari : Nous avions filmé en 2016 le mouvement contre la loi Travail dite loi El Khomri et nous avions constaté des tensions entre manifestants et syndicats. Nous étions aussi actifs politiquement. Nous avons rencontré les Ford grâce à un ami journaliste et ils nous ont embarqué avec eux sur une action. La relation a commencé comme ça, le film part d’une curiosité pour l’action syndicale aujourd’hui dans une situation particulière. Nous avons eu des doutes car nous ne pouvions pas filmer l’usine, seulement le Comité d’entreprise, et surtout il n’y avait pas beaucoup de mobilisation. Comment faire un film avec un mouvement qui ne veut pas prendre ?
Nicolas Beirnaert : Cela devenait intéressant de raconter une situation où les gens de Ford avaient la méthode pour organiser la lutte mais sans les forces derrière, ce qui était très compliqué.
Philippe Poutou, où en étiez-vous avec vos collègues quand vous rencontrez les réalisateurs ?
Philippe Poutou : La vraie bataille qui a commencé en 2007 est déjà passée. Le film se situe dans le moment le plus difficile, quand Ford prend le dessus après avoir longtemps été déstabilisé. Leur film se concentre sur la dernière année, jusqu’en février 2019. Même s’ils nous soutiennent aux élections professionnelles, les salariés n’ont plus la force de se battre. Notre équipe sait qu’elle va perdre mais elle veut continuer la bataille parce qu’on ne sait jamais. Pour le film, on n’y a jamais cru ! On en rigolait, Jamila et Nicolas étaient pour nous les emplois induits de la lutte…
Dans un tel projet, il y a-t-il un effet de sympathie mais aussi une distance nécessaire ?
J.J. : Cela a toujours été une tension. Nous allions vers eux en étant solidaires de leur lutte, mais on se disait aussi qu’on était d’abord réalisateurs. Nous devions garder une certaine distance pour pouvoir raconter cette histoire.
P.P. : C’est notre histoire mais c’est leur film. Si on avait dû le faire nous-mêmes, on aurait expliqué beaucoup de choses, cela serait devenu un film militant sans doute ennuyeux.
Philippe Poutou, quelle différence faites-vous entre ce travail documentaire et d’autres traitements médiatiques ?
P.P. : La médiatisation pendant la lutte est un outil, un moyen de pression sur les pouvoirs publics et sur Ford. On sensibilise l’opinion publique. Le film vient après la lutte, il sert une mémoire qui raconte ce qui s’est passé, les galères, les hésitations, les fragilités. Il y a la part visible des luttes, mais il y a aussi la partie réflexion. Qu’est-ce qu’on fait, comment, pourquoi ? Cela peut aider à transmettre une expérience, ce que les structures syndicales ne savent pas faire.
N.B. : Le travail de mobilisation donne de la force à ceux qui le font. Nous essayons aussi de montrer une intelligence ouvrière collective en action.
J.J. : Les syndicats ne font pas que réagir émotionnellement comme on le dit souvent, il y a un travail derrière, une stratégie, des négociations.
Est-ce que la défaite dans la lutte n’est pas une défaite plus large ?
N.B. : Il y a un problème dans la représentation. On le voyait déjà en 2016 dans la critique des syndicats et ensuite avec les Gilets jaunes. On a aussi choisi de le montrer : comment les représentants gèrent sur le terrain ce que leur renvoient les salariés sur leur rôle ? La critique des syndicats par les Gilets jaunes fait écho à la non-mobilisation dans l’usine. C’est une défaite idéologique plus large, on déserte des espaces politiques très importants comme le syndicalisme et la représentation politique, et l’extrême droite essaie toujours de récupérer les mouvements sociaux.
J.J. : Le film est un tableau où l’on voit comment chaque acteur est impuissant, notamment les représentants politiques qui ont organisé cette impuissance depuis de nombreuses années.
P.P. : La défaite est toujours à relativiser. L’usine a fermé, on a été licenciés et l’outil de travail a été détruit. La lutte était d’empêcher tout ça mais elle a aussi produit des choses positives avec la mobilisation collective. On a tout donné pendant des années et quand cela s’est arrêté, on a fait le deuil immédiatement. On ne regrette rien.
"Cette héroïsation dit aussi une forme d’impuissance car ce sont des êtres humains qui s’organisent, pas des surhommes. Héroïser, c’est exceptionnaliser les gens pour de mauvaises raisons."
On ne sait rien de la vie de chacun de vos personnages hors de l’usine, comme si vous ne vous intéressiez qu’aux agents sociaux…
N.B. : C’est vraiment une histoire de représentation, on ne voulait pas aller chez eux faire le portrait de la personne avec sa vie, sa famille, sa maison, etc. C’est un truc télévisuel systématique. Il ne s’agissait de montrer ni des martyrs ni des héros. Il y a une vision de droite qui déteste les luttes et il y a de l’autre côté un élan de soutien où l’on dit que ce sont des héros, qu’ils se sont sacrifiés pour nous, etc. Cette héroïsation dit aussi une forme d’impuissance car ce sont des êtres humains qui s’organisent, pas des surhommes. Héroïser, c’est exceptionnaliser les gens pour de mauvaises raisons. On ne voit plus les personnes.
P.P. : Les télévisions sont toutes venues faire des reportages avec des collègues chez eux, c’était déplaisant tel que c’était fait. Il y a un traitement médiatique qui ne comprend pas la lutte. C’est toujours le côté événementiel : ils vont mourir, ils vont perdre leur boulot. Cela ne va pas plus loin.
J.J. : Cela empêche aussi de porter un regard critique sur ce qui se passe, sur ce qui ne marche pas. Si on les érige en héros ou victimes, cela ferme la possibilité de réfléchir à ce qui doit évoluer chez les syndicats.
L’irruption du mouvement des Gilets jaunes est dure pour les syndicats qui sont mis dans le même sac que les autres représentants…
P.P. : C’est peut-être la raison première de la faiblesse de notre lutte à Ford et plus largement la faiblesse du mouvement social. C’est paradoxal mais les Gilets jaunes sont l’expression de cette faiblesse : il y a un coup de colère sans outils pour se défendre. Les syndicats sont à côté de la plaque, il n’y a plus rien à gauche. Nous, on essaie de se raccrocher à ce wagon pour que les Gilets jaunes ne voient pas le syndicalisme juste à travers ses bureaucraties qui sont à juste titre discréditées. On n’a pas eu le temps mais ce mouvement avait cette qualité, il s’agissait d’être ensemble.
Il y a une dignité humaine très présente dans le film, et comment on essaie de briser cette dignité…
N.B. : C’est un mouvement politique global de casser les syndicats, l’initiative et la prise de pouvoir par les gens. Emmanuel Macron est là pour faire du Thatcher. Pour les entreprises comme Ford, c’est une victoire idéologique à chaque fois qu’ils gagnent contre les syndicats français. Tout le monde doit avoir l’impression qu’il n’y a rien à faire. Les organisations patronales veulent une gestion directe et individuelle avec les gens qui aboutit à l’atomisation.
P.P. : Ce qui compte, c’est de se défendre. On s’occupe de nos affaires, de notre vie. Tout le monde nous disait que cela ne servait à rien, nous avons tenu grâce à la résistance. On représentait la dignité de tous les salariés en refusant une fatalité.
Où en sont les personnes qui sont dans le film et vous-même ?
P.P. : Une partie a retrouvé du travail, dans les transports publics notamment. Ford et les pouvoirs publics voulaient que les licenciés retrouvent vite du travail. On a été une vitrine pour dire qu’une usine fermée n’était pas si grave que cela. On sait qu’il y a du dégât parmi les anciens et encore plus dans les emplois induits. De mon côté, j’ai été embauché en septembre chez Urban Distribution, qui distribue le film de Jamila et Nicolas. Je dois organiser des débats et des rencontres autour de la sortie des films d'Urban. J’apprends un nouveau métier.
Il nous reste la colère sort en salle le 7 décembre prochain mais des projections en avant-première sont organisées ces prochaines semaines, notamment dans le cadre du Mois du film documentaire. Comment abordez-vous la réception du film ?
J.J. et N.B. : Nous avons pour l'instant accompagné la diffusion d'Il nous reste la colère dans quelques salles, lors des universités d'été de partis de gauche ou encore dans des festivals militants. Le film y a reçu un accueil bienveillant notamment de la part de "vieux militants" qui se sont montrés ouverts à la critique qu'apporte le documentaire sur son sujet. Les plus jeunes nous ont pour leur part expliqué avoir découvert l'organisation du travail au sein même des syndicats.
De nombreuses projections sont organisées en ce mois de novembre en région, en particulier dans le cadre du Mois du film documentaire, et ailleurs en France. Nous allons par exemple montrer le film à Paris lors du festival Un état du monde organisé par le Forum des images. Une autre projection est prévue à l'Assemblée nationale à la mi-novembre. Quel que soit le public, chaque projection est une expérience inédite pour nous qui portons ensemble ce premier film.
Quels sont vos projets ?
J.J. et N.B. : On a des idées peut-être plus plastiques mais avec forcément des thématiques sociales et toujours cette question de la représentation.
Il nous reste la colère de Jamila Jendari et Nicolas Beirnaert
Documentaire/ Production : Urban Factory, Raffut/ Distribution : Urban Distribution / France / 96 min
Soutien à la production de la Région Nouvelle-Aquitaine et du Département de la Gironde, en partenariat avec le CNC, et accompagné par ALCA.