Les messagers du service public
Réalisé par Jean Boiron Lajous, le documentaire Les Naufragés raconte de façon singulière la décision de certains fonctionnaires de quitter le service public. Reportage sur le tournage dans l’ancien hôpital de Villeneuve-sur-Lot avec plusieurs protagonistes du film qui, un jour, ont démissionné.
On aperçoit la chapelle, le grand bâtiment des urgences, une pergola de béton envahie par la végétation où subsiste la pancarte "Médecine", avec une flèche. Nous sommes à l’arrière de la belle façade du bâtiment classé monument historique. Glycines, arbres en fleurs, lierres, plantes grimpantes… Depuis la fermeture en 2015 de l’hôpital Saint-Cyr de Villeneuve-sur-Lot, la nature s’y impose, peu à peu. Les ruines contemporaines mêlent souvent comme ici désastre et beauté, écroulement et vivacité. L’atmosphère est par contre lugubre à l’intérieur du bâtiment : couloirs sombres, papiers dispersés à terre, télévisions suspendues dans des chambres vides, meubles entassés, dossiers laissés dans des armoires… L’impression est celle d’une débâcle, d’une désertion. La nature est ici poussière, humidité et moisissures. C’est dans cet hôpital que s’est installée pour quinze jours l’équipe de tournage du documentaire Les Naufragés réalisé par Jean Boiron Lajous1. Quand le bureau d’accueil des tournages du Lot-et-Garonne lui a proposé ce lieu et ce décor, le choix fut évident : son documentaire met en scène des personnes qui ont choisi de démissionner du service public en abandonnant des métiers qui les passionnaient : enseignants, postiers, policiers, magistrats, médecins…
Symbolique du lieu et improvisations
Jean Boiron Lajous, réalisateur vivant à Marseille, connaît bien les hôpitaux pour y avoir séjourné longuement à une époque de sa vie, de même que la question de la démission du service public pour avoir vu sa mère enseignante franchir le pas. C’est après avoir longuement rencontré des dizaines de personnes démissionnaires qu’il a proposé à quelques unes de participer à ce film. Nous sommes maintenant au premier étage de l’hôpital, dans une chambre que Rachel, auparavant enseignante d’anglais à Montauban, et Floriane, ancienne jeune magistrate à Mayotte, ont investi en y mettant des affaires personnelles, des objets, des livres, des photographies. Elles sont toutes les deux allongées dans leurs lits respectifs. Elles attendent que les lumières, la caméra et les micros soient prêts. Le réalisateur tente de trouver une place dans ce petit espace. Il leur a simplement demandé d’aborder durant cette séquence entre elles ce dont elles avaient déjà parlé avec lui : les réactions de la famille quand elles ont annoncé leur démission. Rachel et Floriane commencent à discuter et se questionner. Jean Boiron Lajous s’efface le plus possible. Il dit avoir souvent "eu le sentiment de déranger en documentaire direct alors que j’ai envie de rendre compte de l’effet que les gens ont sur moi. Là, c’est une expérience totale. Je les mets en scène dans des lieux symboliques et elles échangent entre elles. C’était un pari : auraient-elles des choses à se dire ? C’est en fait inespéré ce qui se passe dans ce groupe." Retour dans la chambre d’hôpital. Rachel : "C’est ton père en photo ? Comment ça s’est passé avec tes parents ?" Floriane : "Mon père ne comprenait pas du tout, il était très fier que je sois juge. C’était peut-être un faire-valoir pour lui. Il a eu peur que je me sabote. Ma mère, ça la bouleversait, elle me demandait d’attendre." Rachel : "Moi j’ai attendu d’être sûre pour leur dire. Mon père avait été prof lui aussi. Il avait arrêté, il avait fait une dépression. Je pensais qu’il allait comprendre. Je lui ai dit que je ne voulais pas finir comme lui. C’était dur." Floriane : "J’étais dans un état physique et moral complètement dégradé. Je leur en ai voulu de ne pas comprendre." La conversation continue sur une autre suggestion du réalisateur qui un peu plus tard pose la question : "On coupe ? "
Questions intimes, sens politique
Dans d’autres pièces, chacun des protagonistes a reconstitué son ancien bureau et parle de son travail vêtu de ses habits professionnels. S’il est question de souffrance au travail, de difficultés personnelles, de burn out, de déceptions, de vocation brisée, d’invention d’une autre vie, le documentaire aborde par ce prisme intime une question plus large, celle précisément du service public, son sens ou sa perte de sens, son remplacement par des visions managériales et strictement financières. Autrement dit une question politique et éthique, centrale, que veut poser ce film. Ainsi Michael, ancien postier à Bègles : "Le changement fondamental du métier est intervenu quand on a séparé le tri et la distribution puis quand on nous a enlevé nos secteurs dans lesquels on avait construit pendant des années des relations avec des habitants. De facteurs, on est devenu distributeurs. Ce qui nous était demandé était une participation au chiffre d’affaires. Le cœur du métier, le lien social, a été appelé par la direction le 'temps parasite'. Tout est devenu calibré à la seconde avec un logiciel appelé 'géoroute'. On perd pied avec un tel bouleversement. Moi, je ne pouvais pas continuer." Le point de bascule pour Floriane a été la "loi pour une école de la confiance, les réformes Blanquer en 2019, contres lesquelles elle s’est battue avec ses collègues, sans résultat : "Je voulais faire ce métier depuis le collège et je voyais dans ces reformes la mort de l’école publique. Il n’était plus question d’ascension sociale pour tous. C’est après coup que j’ai réalisé à quel point l’institution était maltraitante et combien je lui donnais tout mon temps. Mon compagnon me le disait mais je ne l’entendais pas. C’était une mission pour moi. "Floriane, dans la lettre de démission qu’elle a rendue publique en septembre 2020, écrivait : "J’ai vu bien trop de collègues en souffrance, qu’ils se l’avouent ou qu’ils le dénient. Que fait l’institution de cette souffrance ? Elle la tait, comme elle tait ses manifestations : les abus d’autorité, le harcèlement, le surmenage, ou même les suicides."
"Une façon vivante de voir nos métiers"
L’expérience du tournage est aussi une fabrique du collectif, une façon de sortir de la seule décision individuelle. Ces personnes reviennent ensemble sur ce à quoi ils croyaient, parfois avec douleur. Rachel : "J’ai beaucoup d’émotion dans certaines discussions. On retrouve sur le fond les mêmes problématiques malgré nos différents métiers, les mêmes valeurs humaines de partage aussi. Ce sont des témoignages de l’intérieur. Ces rencontres m’apportent aussi de l’espoir. Plutôt que de se plaindre, c’est la responsabilité au quotidien de chacun de faire quelque chose. Je pense aussi à mes collègues toujours en poste." Michael : "On a tous une façon vivante de voir nos métiers, c’est n’est pas de la mécanique, ni du process. Le film vient valider le sens que l’on a cherché en partant. On a beaucoup à se dire. Le documentaire est juste humainement." Floriane : "Il y a une dimension réparatrice dans ce collectif, ce n’est pas pour rien que le tournage a lieu dans un hôpital. On se ressemble tous. On est peut-être plus sensibles que d’autres, plus à cheval sur les principes, ou plus idéalistes. Avec cette mise en scène concrète, on revit ce que l’on a traversé et on participe vraiment à l’élaboration du film." Michael travaille maintenant dans un autre service public. Rachel a créé une structure privée d’enseignement de l’anglais. Floriane a intégré une école de journalisme. De tous les sens du mot naufragé, retenons-en un, possiblement positif : le naufragé est celui ou celle qui retrouve la terre après le désastre.
1 Produit par Les films de l’œil sauvage, diffusé par la télévision basque Kanaldude, soutenu par le Région Nouvelle Aquitaine, la Région PACA, le Département du Lot-et-Garonne et son bureau d’accueil des tournages, le BAT47. Le documentaire est également soutenu par le CNC et la Procirep. Sa durée estimée est de 70 minutes.