Les "nourritures terrestres" de Michel Blondonnet
Entre sapins et bruyères, constellé d'étangs, de landes, de forêts et de prairies, le plateau de Millevaches, désormais le Parc naturel régional de Millevaches, se déploie en partie à l'ouest de la Creuse. C’est là qu’est né et vit le romancier Michel Blondonnet et c’est à partir de l’histoire de ce territoire qu’il donne vie à ses intrigues – un seul de ses onze romans publiés se déroule hors des terres du Limousin1. Paru en novembre 2021, Quelques larmes de neige2 (éd. Albin Michel) poursuit cet ensemble : peindre la vie et la destinée des familles paysannes en butte aux familles bourgeoises ou aristocrates, tous aux prises avec les soubresauts de l'histoire, et mettre au centre, telle une des clés de voûte, arrimée aux mythes et sorcelleries, la nature rude et souveraine et ce, dans une langue riche et savoureuse.
"— Tu as des comptes à régler [Emma], toi, à ton âge ? Moi oui j’en ai. À soixante-huit ans, […] c’est le contraire qui serait inquiétant. J’en veux au monde entier. À Dieu aussi qui m’a pris Maxime et qui ne veut pas me le rendre. Je le cherche partout. Je sais qu’il est là pourtant […]. Je dois le trouver. Pour le repos de mon esprit. Et aussi pour que les choses rentrent dans l’ordre une bonne fois pour toutes et qu’on en finisse, car je n’ai plus de descendant. Les mâles de la famille vont s’éteindre avec moi".
C’est ainsi qu’Antoine s’adresse à sa nièce Emma, la fille de sa sœur Angèle, avec lesquelles il vit, dans une ferme du village de Chantemille et ce, depuis qu’en 1904, Albertine, sa femme, est morte après avoir accouché de leur unique enfant, Maxime. Angèle, elle, a 48 ans et a renoncé à se marier. Elle ne connaît pas le père d’Emma et, à peine, celui avec qui elle a eu, ensuite, le regretté p’tit Louis. En effet, le petit dernier est mort dans une fusillade allemande en 1944, en allant ravitailler les maquisards dans le bois du Rocher. Il n’avait que quatorze ans. On est en 1950 et, depuis, Antoine a des soupçons sur les auteurs de cette dénonciation mais n’a aucune preuve et il s’est juré d’en trouver pour venger son neveu. Il est, par ailleurs, également persuadé d’être victime de la malédiction qui poursuit les fils de sa famille depuis cinq générations : "Amédée [son père] a été écrasé par un arbre qu’[il] abattait. Auguste a été tué par Amédée accidentellement à la chasse. Anselme a été déchiqueté par une mine allumée par Auguste. Alfonse a été enseveli dans l’éboulement d’un puits que creusait son fils Anselme et qu’il avait mal étayé. Arsène, enfin, s’est ouvert le crâne en tombant de l’échelle que son fils Alphonse avait mal assurée. […] Cinq aïeux, cinq prénoms commençant par la lettre A. […] Pensant conjurer le sort, Antoine avait [décidé] d’appeler son fils Maxime. Pour avoir interrompu la série, il l’avait interrompue. [Maxime] avait été enseveli sous un arbre [qu’il abattait], tout comme son infortuné père. [Il] n’avait que dix ans."
Double peine pour lui donc. Sachant que dans la logique de cette malédiction, c’est son fils qui aurait dû le tuer, lui, accidentellement… C’est ainsi "qu’à la mort de Maxime, [il a donné rendez-vous à Dieu] et a sollicité une faveur […], celle de voir son fils revivre dans la sève d’un chêne, pour que s’accomplisse son destin." Croyant fermement à la métempsycose3, ça fait trente-six ans qu’il "rumine son chagrin" et que, parcourant les bois, il renifle les arbres, leur parle, les interroge, pour trouver celui dans lequel son fils a pu se réincarner souhaitant s’enterrer dessous, "pour que tout soit remis dans l’ordre". "Dans la solitude des forêts, il répète sa mort" et ce, dans le plus grand secret.
Mais avant de "partir", inquiet pour sa nièce, particulièrement imprévisible, il veut demander à Simon de l’épouser. Lui seul serait "capable de pardonner ses folies, ses excès, ses délires, qui pourrait les dompter, [pour la stabiliser] et lui mettre du plomb dans sa cervelle d’oiseau". Simon, c’est le voisin de deux ans plus jeune qu’Emma, avec qui Antoine a créé une profonde relation filiale, autour de la transmission de ses connaissances, celles de la vie et de la nature. Simon, qui a perdu à quatre ans ses parents et qui vit chez sa grand-mère Philomène, considère Antoine comme son père de cœur, se demandant souvent si son vrai père aurait fait mieux qu’Antoine en matière d’apprentissage et de connivence.
"Ce quatuor de personnages offre une réflexion sur tous les motifs qui ont agité les années de l’après-guerre, dans la France rurale"
Emma, elle, a tout juste vingt ans. Elle est pleine de vie et déborde de sensualité, "parle" aux animaux "mais souffre d’un mal dont on ne guérit pas, riant pour un oui, pleurant pour un non, selon les caprices de la Lune. Un mal causé par la mort de son frère". De fait, elle s’est secrètement mise en tête, elle aussi, de trouver qui sont ses assassins. Aidée de Simon, avec qui elle partage ses premiers émois amoureux, elle échafaude méthodiquement diverses stratégies pour les faire "se découvrir", ce qui, de fil en aiguille, les amènera tous là où on ne les attendait pas, bouclant à l’orée de l’hiver ce qui a commencé un an plus tôt, à la même période.
En équilibre entre pardon et loi du talion, boucle de vie et fatalité, croyances religieuses et croyances populaires, doutes existentiels et survie, ce quatuor de personnages offre une réflexion sur tous les motifs qui ont agité les années de l’après-guerre, dans la France rurale.
Sans en révéler plus et pour le plaisir de donner envie de lire la très belle langue de Michel Blondonnet, un dernier extrait, presque encore de saison : Antoine et Emma se sont levés très tôt et partent dans les bois : "Dans le jour naissant floculent de petits nuages ouatés qui croissent, se multiplient, se rassemblent en nappes et meurent en brouillard. Antoine et Emma déchirent ces sustentations liquides qui se referment sur eux comme une mer fantôme. On dirait qu’ils marchent au milieu de l’eau. Leur tête, seules, émergent et glissent, impassibles sur cet océan de vapeur. Ils sentent la fraîcheur des gouttelettes sur leur menton et joignent leur respiration à celle de la forêt. L’aurore a décliné ses amarantes, ses pourpres, ses violines, nappant l’horizon de ces trois nuances. […] Le soleil levant a épongé peu à peu les ténèbres laissant paraître l’aube timide, cet instant magique de l’accouplement du jour et de la nuit. [Et, d’un coup], Emma devine – plus qu’elle ne l’a vu – le premier cèpe". En se dirigeant vers lui, elle en découvre deux autres. – Ma parole, elle les sent ! ne peut s’empêcher de dire Antoine, parlant tout en haut, comme à lui-même."
Quelques larmes de neige, de Michel Blondonnet
Albin Michel
Novembre 2021
288 pages
19,90 euros
EAN : 9782226461438
(Photo : Centre international de poésie Marseille)