"Levant", grâce en plein tourment
Les étincelles photographiques de Matthieu Chazal naissent de la friction entre la violence d’un monde et la célébration d’âmes en présence, ces communiels que le regard ne peut que traverser sans chercher à expliquer, ni même à défendre.
"L’image photographique est un éclat. Une brisure, un lambeau tombé de ce qui s’est enfui. Une pelure." Ainsi s’ouvre la préface de l’écrivain Mathias Énard pour Levant, affirmant de notre présence devant les images de ce livre : "C’est à nous d’agir, nous remplissons les vides, construisons l’histoire." Nous prenons ensuite connaissance de bribes de correspondance entre le journaliste américain Paul Salopek et Matthieu Chazal. Paul Salopek dit que l’une des raisons pour lesquelles il aime tant les photos de son compagnon de route est "le silence sans âge qu’il y a dans leur lumière". "Une incursion, un franchissement intérieur" écrira à son tour Aurélia Coulaty qui signe la postface du livre, fruit de quinze ans de voyage et œuvre d’une vie.
Le photographe Matthieu Chazal va à la rencontre du monde, des Balkans au Moyen-Orient, des territoires aux racines multiples et les diverses communautés qui y vivent. Il explore l’identité, la mémoire, les migrations qui agitent le monde de l’Antiquité à aujourd’hui. La frontière en tant que seuil, ouverte ou fermée. Un pont qui relie ou un mur qui sépare.
Je me suis trouvé seul devant ces photographies en noir et blanc. Parfois les êtres photographiés nous regardent comme pour dire : "Qu’allez-vous faire de nous dans ce moment ?" Un défi lancé vers l’objectif à notre regard. La question nous travaille tout au long de notre découverte dans la succession des images. Un ouvrage singulier qui nous met à l’œuvre. On ne sait pas si ces femmes se retournent pour regarder ce qu’elles ont laissé derrière elles ou pour s’assurer que rien ne viendra plus menacer leur progression dans leur marche d’exil. Sur la route de Presevo en Serbie, un enfant regarde le photographe en marchant à bonne allure, porté par le vent et protégé de la pluie par de fines bâches de plastique volantes. On est saisi devant l’image de cette femme le bras levé comme pour dessiner une étoile sur fond de ruines.
Des images sans légende, poèmes d’exil, éclats d’ordinaire et de grâce en plein tourment, montrant des corps, des visages qui ne renoncent pas à leur passé. Il y a pour nous ce paradoxe entretenu semble-t-il par le photographe : ce qui nous paraît être un ailleurs inaccessible nous captive en une troublante proximité. Des éclats au cœur d’un conflit ouvert. Des images loin de cette boulimie de l’œil photographique qui nous fait perdre finalement la force de notre regard.
Témoin d’un monde mouvementé, Matthieu Chazal semble vouloir donner les preuves de ce qui résiste à l’anéantissement. Faisant disparaître l’agression du geste photographique pour une photographie de non-intervention, il n’essaie pas de surprendre ses modèles, ils sont suffisamment conscients de ce à quoi ils prennent part pour exister. Il incarne ce paradoxe de présence et d’absence. Dans cet instant fugitif où il ne possède rien, c’est en décidant de photographier ce qui lui échappe qu’il maintient l’équilibre fragile et incertain de son intervention. C’est peut-être ainsi qu’il nous suggère délicatement de faire la différence entre le témoin et le voyeur. De n’être plus les voyeurs d’un spectacle de l’horreur devenu familier. Le trouble persiste, les images de ces êtres et de ces paysages désolés vont continuer à vivre après avoir tourné la page.
Sans chercher l’élégance, Matthieu Chazal nous interroge sur ce qui fait que les ruines acquièrent cette forme de majesté. Apparaît la question du rapport que la beauté entretient avec l’horreur. Qu’est-ce qu’est la beauté ? Qu’est-ce que l’horreur ? Qu’est-ce que l’une fait à l’autre dans une même image ? On déplace des gravats pour retirer des corps. Une petite échelle de fortune, comme on recoud on raccorde, pour accéder à un pont amputé de son commencement. Une voiture frêle sur un lac gelé, impossible de savoir si l’homme la dévoile ou la recouvre. Un troupeau de moutons cerné par la neige. Un crâne fier dans un linge blanc. Des drapeaux, des brouillards, des enfants. Une arme posée contre un mur. Une femme suspendue aux branches d’un arbre.
Pourquoi ces images retiennent notre respiration ? Vivre et photographier semblent pour Matthieu Chazal intimement liés. Comme si partager ses images lui permettait de rester vivant. En intimant cette lenteur à l’urgence, il nous offre la vision d’une dignité conservée malgré l’outrage d’une guerre, le désarroi d’un exil forcé. Parcourant des lignes de front, traversant les frontières au cœur du chaos, ses photographies témoignent du regard à l’endroit où il s’est trouvé. C’est ainsi lui qu’il se trouve : par la place qu’il prend la peine d’occuper, habité par ce à quoi il assiste.
Vladimir Jankélévitch dit : "L’imprévisible c’est l’aventure. L’aventure offre la possibilité d’une création immédiate. Il y a un rapport de soi au temps dans lequel on vit. Un chemin dont on ne peut pas connaitre la destination." Il dit aussi : "L’homme est condamné à n’être qu’un seul présent à la fois, il rampe et se traîne au fil de l’histoire comme un exilé. Cette vision du monde nous plonge dans l’urgence et dans la captation du divin instant, de l’occasion à saisir puisque chaque instant est aussi lourd que toute l’histoire du monde."1
Avec son appareil Matthieu Chazal est cet apprenti sorcier des commencements aventureux. Par des angles choisis dans le hasard, il cherche à restituer l’essence d’un moment : une épiphanie photographique. "Un bain d’étoiles, dans la vaste habitude du ciel, que le photographe accroche de ses vœux païens, avant l’effacement"2 écrit Aurélia Coulaty. Une manifestation de ce qui résiste à la fatalité. Pour Roland Barthes : "l’image du chant alterné d’un voici et d’un voyez". L’épiphanie au sens du grec ancien de la révélation, de la prise de conscience. Pour James Joyce, l’apparition soudaine d’une manifestation spirituelle.
L’argentique ne permet pas de vérifier la photo que l'on vient de prendre. Cela oblige à rester entièrement connecté à la réalité devant soi. Matthieu Chazal dit que l’argentique apporte à ses images une dimension intemporelle : "J’essaie de donner au récit la forme d’un conte, plutôt que celle d’un reportage […] c’est l’histoire qui rentre dans le cadre".
Ce que je ressens en regardant ses photographies c’est la possibilité d’habiter le temps dans les espaces qu’il ouvre. Alors que dehors la vitesse, l’agitation nous engourdissent, ce qui est advenu tremble, continue de s’éprouver sous nos yeux.
Qu’est-ce qu’une scène de la vie quotidienne fait au plein milieu d’une guerre ?
"On dirait la guerre laissée en plan par des enfants capricieux." Cette phrase terriblement belle est issue de la postface de l’écrivaine Aurélia Coulaty. Elle offre un éclairage sur la monographie de Matthieu Chazal en résonnant comme un doux paradoxe. Elle dit que "l’on ne voit plus bien, on ne voit plus rien" et que "la guerre est éternelle" mais aussi "entre deux feux toujours, le blé redresse la tête, c’est le regain des hommes, leurs retours de printemps". Elle présente cet ouvrage comme une épopée, restituant la lumière de la traversée du poème photographique. On imagine qu’un ange lui aura soufflé à l’oreille de songer à Gilgamesh et à Ulysse. Elle a réalisé il y a vingt ans un mémoire sur le voyage de Nicolas Bouvier. Matthieu Chazal et Aurélia Coulaty entretenaient cet amour-là, l’expérience initiatique d’un certain usage du monde.
La postface commence par : "Le cadre est immuable et l’histoire gigantesque." Sans doute est-ce pour cela que Matthieu Chazal nous offre des images comme des points d’ancrage dans l’immensurable désolation qui menace de l’emporter. II établit ainsi une constellation d’instants suspendus, comme s’il était convaincu que l’éclat d’une cérémonie, une récolte de riz en Iran, un bazar aux oiseaux en Turquie, une cueillette d’herbes sauvages à Tigranakert, que les moindres célébrations peuvent trouver leur éternité et se constituer en carte sensible sauvegardée à tout jamais dans la mémoire collective.
Au moment où je termine ce texte le monde continue de trembler d’effroi, s’accentuent les tensions, se multiplient les déplacements dans la blessure des peuples et le mépris des cultures. Dans L’Odyssée, Ulysse est celui qui essaie de re-construire l’humain en cherchant à affirmer sa continuité dans un projet de mémoire, à lui-même et à ses origines.
Au tout début de ces échantillons de correspondance avec Paul Salopek que nous confie ce livre Matthieu Chazal écrit : "J’ai rassemblé les photos de mes incessants va-et-vient le long des rives du Bosphore, et bien au-delà. Je fais un livre. Fin du voyage. Je suis las."
En un dernier hommage Paul a écrit quelque part pour Matthieu : "He lived like a poet and died like a warrior - just as his superb art becomes known."
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Levant, Éditions Odyssée, 2024
Photographies, Matthieu Chazal
Texte, Aurélia Coulaty
Préface, Mathias Énard / Paul Salopek