Lou Sarabadzic : "Écrire, c’est explorer des impensés"
Née en France, Lou Sarabadzic réside en Angleterre. Autrice et traductrice anglais-français, elle a publié en mai le recueil de poésie Je ne sais rien faire d’autre que vivre aux éditions de La Crypte. Lauréate du dispositif Aide à la création en résidence, elle a séjourné les deux mois précédant la sortie de son dernier ouvrage dans le lieu de résidence que propose la maison d'édition, à Hagetmau (40), afin de travailler sur son projet d'écriture Crypte de Saint Girons : recueil d’impressions.
Votre nom d’écriture est une reconstitution de votre véritable identité. Pouvez-vous en parler et expliquer ce qui vous a conduit à la choisir ?
Lou Sarabadzic : Arabadzic est le nom de jeune fille de ma mère. Son père vient de Banja Luka, en Bosnie Herzégovine. J’ai associé à l’initiale, le "S" de mon nom et j’ai choisi le prénom de Lou qui existe tant en France et en Angleterre où je vis et qui désigne aussi bien un homme qu’une femme...
Lou Reed aussi bien que Lou Andreas-Salomé...
L.S. : Voilà. Et j’aime beaucoup Lou Andreas-Salomé... Il y a aussi les lettres à Lou d’Apollinaire... Pourquoi un pseudonyme ? J’ai d’abord commencé à tenir un blog au sujet de mon trouble obsessionnel compulsif, un TOC qui portait sur un trouble de vérification permanent qui empêchait considérablement ma vie. Je ne faisais pas confiance à mon cerveau. Je vérifiais tout plusieurs fois. Pour ne pas encombrer ma famille, je souhaitais me mettre à distance avec une autre identité. Réinventer quelque chose. Et dans le même temps, parce que j’avais toujours tout signé, jusque-là, du nom de mon père, écrire (avec son accord évidemment) celui de ma mère. Pour lui rendre hommage, la remettre au centre.
Pourquoi cette nécessité ?
L.S. : Parce qu’elle ne s’est jamais mise en avant elle-même. Parce que je lui dois tellement. Parce que l’écriture est venue et qu’il me semblait essentiel de construire ce lien entre elle et le fait d’écrire. (Silence). Vous savez, à la maison, la poésie n’avait pas d’importance. Ce n’est pas grave. Mais dès lors que j’ai commencé à en écrire, je voulais cette rencontre.
Parlons donc de poésie. Comment votre itinéraire a-t-il commencé dans ce registre ?
L.S. : J’ai publié Portrait du bon goût en individu ma foi plutôt aimable en 2019 aux éditions belges Le Chat polaire, illustré par Max de Radiguès ; en 2017, Ensemble qui a reçu le prix de La Crypte-Jean Lalaude en 20161 ; toujours de la poésie en français et en anglais, Mémoires augmentées/Augmented memories, en 2021 – mais ça, c’était un projet de micro (vraiment micro !) édition que je réalisais moi-même, pour explorer les possibles de la réalité augmentée. J’ai aussi publié d’autres formes comme Éloge poétique du lubrifiant, aux éditions Monstrograph (2020) puis du Nouvel Attila en 2021. C’est un recueil hybride de textes courts. Deux romans aussi, chez Publie.net : Notre vie n’est que mouvement (2020) et La Vie verticale (2016). Une BD est actuellement en gestation.
Vous multipliez les genres ?
L.S. : Oui. Impossible de choisir. Beaucoup de formats m’intéressent en qualité de lectrice. Et puis peut-on tout catégoriser ? La porosité est la règle je pense. Et finalement c’est l’écriture qui s’impose à nous. Sous une forme ou une autre. Parfois plusieurs à la fois.
À quelle littérature puisez-vous ?
L.S. : Toutes les littératures. Je ne sais pas choisir. Dans ma famille, on lisait essentiellement de la BD. Moi aussi et je continue. J’ai lu Picsou (nous étions des inconditionnels du Journal de Mickey et de Super Picsou Géant), Franquin, Pénélope Bagieu, Brétécher. J’ai fait ma culture politique grâce à Mafalda de Quino. J’ai eu de grands chocs également en lisant Crime et châtiment de Dostoïevski ou Beloved de Toni Morrison. Mais aussi Marguerite Duras, Annie Ernaux, Grisélidis Réal, Virginie Despentes, Stieg Larsson... La poésie bien sûr : Arthur Rimbaud, Renée Vivien, Ito Naga, Mélanie Leblanc, Jean d’Amérique, Ryoko Sekiguchi, Michèle Métail... Il y a tant de textes à lire. J’aime le grand écart que permet la lecture, son infinie richesse.
Qu’est-ce que votre poésie explore ?
L.S. : Essentiellement la question de la famille et du quotidien. Avec un goût prononcé pour la contrainte. J’aime écrire comme ça. Je suis une inconditionnelle de l’Oulipo.
La famille et la vie telle qu’elle vient simplement comme dans ce recueil Ensemble que publie La Crypte...
L.S. : Oui. Je ne vois pas d’opposition entre ce qu’ambitionne la littérature et ce que la vie donne à explorer. De n’importe où tu te trouves, il existe quelque chose à écrire.
Écrire, c’est explorer des impensés, c’est tendre vers un universel, sans ignorer et même refuser sa subjectivité. En cela, je repense aux mots d’autrices comme Fatima Ouassak ou Canan Marasligil, qui l’ont si bien exprimé.
"La crypte porte fondamentalement le sujet du deuil, des reliques, de la violence, du martyr, de ce qui est enfoui, de l’obscurité, de l’humilité, du sacré, de la mémoire, de la durée, des strates et de tout ce qui au fil du temps est réinventé."
Comment est arrivée cette résidence ?
L.S. : Après mon prix en 2016, je suis venue assister au festival Moins les Murs en 2017 et 2018 et j’ai été très touchée par le travail d’équipe accompli par La Crypte2, par l’ambiance exceptionnelle, par la singularité de ce lieu... Quand une possibilité de résidence de deux mois s’est présentée, j’ai candidaté. J’écris aussi beaucoup sur le deuil, la mort, le vivant, la perte. J’ai donc eu tout naturellement le désir d’explorer cette question même de la crypte de Saint-Girons3 autour de laquelle s’articule l’activité de la maison d’édition, de la Maison de poésie Jean-Lalaude et du festival Moins les Murs4. La crypte porte fondamentalement le sujet du deuil, des reliques, de la violence, du martyr, de ce qui est enfoui, de l’obscurité, de l’humilité, du sacré, de la mémoire, de la durée, des strates et de tout ce qui au fil du temps est réinventé. L’idée d’un cycle jamais rompu. Quand l’église a été détruite en 1904, les pierres ont été utilisées pour construire un hôpital. Désormais, c’est un lieu de culture, de silence aussi, d’apaisement et de tourisme. Un jardin a été créé. Ici tout s’est mêlé tout au long de siècles : la vie, la mort. Très vite m’est venue l’idée d’un recueil et d’un recueillement.
Vous accomplissez aussi un travail graphique pendant cette résidence...
L.S. : Je questionne en effet la notion d’impression : sensation, mais aussi empreinte. Quelles impressions peut-on recueillir ? Chaque geste m’intéresse autant, sinon plus, que son résultat, car il parle de la manière d’exister dans un lieu, dans une temporalité : lumière du soleil et patience pour le cyanotype et l’anthotype, force brutale et immédiateté pour les fleurs martelées entre deux feuilles de papier, relief et texture et pour la technique du frottage… Autant d’expériences sensibles différentes.
Pendant votre fréquentation de la crypte, des ombres se sont-elles levées ?
L.S. : Quand on travaille dans un tel lieu, il convient d’accueillir ce qui vient à soi. La crypte est une tombe. Il y a ici cette idée puissante qu’on ne maîtrise rien et que quelque chose de plus fort que soi parle à ta place. À tout cela s’ajoute l’histoire tissée de poésie. Combien de textes ont-ils été lus ici, partagés, entendus, murmurés. Il existe ici une forme qui s’approche de celle du suaire, de ses impressions, là encore, de quantités telles de superpositions qu’elles en deviennent inextricables.
En fait, j’ignore un peu vers quoi cela me guide si ce n’est vers un texte en vers qui fera certainement écho d’une certaine manière à mon recueil qui paraît fin mai aux éditions de La Crypte, intitulé Je ne sais rien faire que vivre...
1Né à l’initiative de Pierre Seghers (éditeur et poète), Marcel Saint-Martin (peintre et poète), Marie-Louise Haumont (romancière, prix Femina) et Jean Lalaude (professeur agrégé), le prix de La Crypte a vu le jour en 1984. Soutenu par la ville de Hagetmau et le Conseil départemental des Landes, le prix de La Crypte récompense un(e) jeune poète(sse) francophone de moins de 30 ans, qui n’a jamais été publié(e) par un éditeur professionnel.
2En 1984, tout a commencé avec la création du prix de La Crypte qui continue depuis de publier et de faire connaître au plus grand nombre de nouveaux poètes. Mettant ses pas dans ceux-là qui en avaient initié l’esprit, réunie autour de Christian Marsan, une équipe de lecteurs et d’écrivains, en 2012, a donné une nouvelle impulsion aux éditions qui se déclinent aujourd’hui en quatre collections.
3La crypte de Saint-Girons à Hagetmau est le dernier vestige de l’ancienne église abbatiale Saint-Girons, aujourd’hui disparue. Elle date du début du XIIe siècle. Joyau de l’art roman, elle est classée par les Monuments historiques en 1862. L’abbaye est édifiée sur le lieu du martyre de saint Girons, évangélisateur de cette partie de la Novempopulanie, au Ve siècle. Sa création remonterait à Charlemagne. L’église abbatiale, endommagée durant la guerre de Cent Ans puis pendant les guerres de Religion, est totalement détruite en 1904. Seule la crypte de 12 mètres sur 7,6 mètres a été préservée.
4Depuis 2012 les éditions de La Crypte organisent un festival. Baptisé moins les murs, il célèbre durant trois jours la poésie sous toutes ses formes : lectures, pièces de théâtre, contes, performances et concerts ; en parallèle, des ateliers ouverts à tous les publics – enfants ou adultes – se succèdent dans les jardins de la crypte.