"Memphis Rebelle", sur la route avec les fantômes de l'Amérique
C'est l'histoire d'une journaliste trentenaire qui a toujours rêvé d'Amérique. Biberonnée à Harper Lee et son oiseau moqueur, Géraldine Ruiz décide, après des années de reportages écrits et radiophoniques, de s'envoler pour les terres fantasmées du sud des États-Unis. Si le best-seller d'Harper Lee est mentionné, ce n'est pas par hasard, car c'est bien sur le racisme et ses rémanences dans les contrées ségrégationnistes que la reporter compte enquêter avec Memphis Rebelle. Un reportage picaresque, en lice pour le prix littéraire des lycéens et lycéennes De livre en livre.
Fauchée mais déterminée, l'autrice s'engage dans un voyage aux objectifs peut-être un peu trop vagues, ou idéalistes. Même le douanier de l'aéroport ironise sur sa démarche en lui rappelant qu'elle aurait aussi bien pu rester dans son pays pour enquêter sur le racisme… Après un passage éclair et plutôt sombre à New-York, côté Harlem, Géraldine débarque enfin à Memphis, Tennessee. C'est dans la ville de Martin Luther King et du mythique label de soul Stax que son sujet va prendre corps. Inévitable, jamais tabou et pourtant loin d'être réglé, le racisme sera abordé par la journaliste avec toutes les personnes qui croisent son chemin. Chacune lui apporte un vécu et une vision qui viennent ajouter une pièce au puzzle qu'elle a entamé et que personne n'a encore reconstitué totalement. Cette expérience journalistique va bousculer toutes ses certitudes sur le métier et sa manière de l'aborder : "le travail de terrain a fracassé le mythe de l'objectivité", écrit-elle en milieu de parcours. Elle découvre une société dont la lecture du monde racialisée et binaire semble largement partagée mais aussi contagieuse, puisque l'autrice affirme se sentir blanche pour la première fois : "Je me retrouve blanche". Même si l'objet de l'enquête est ardu, Géraldine Ruiz infiltre le lecteur dans sa tête où se bousculent foule de questions et d'observations comiques sur les situations improbables dont elle sort toujours indemne, et pourtant changée.
Le solide fond journalistique du livre permet de se cultiver sur le sujet de la lutte pour l'égalité dans un territoire donné, sur les fondements du mouvement "Black Lives Matter", sur les répercussions des violences policières ou encore sur l'héritage du célèbre pasteur, assassiné 55 ans plus tôt. Une chance que l'autrice soit dotée d'un sens de l'humour inébranlable, qui s'exprime via un ton gonzo bien maîtrisé.
Au-delà de l'État post-ségrégationniste que nous présente l'écrivaine, on découvre aux détours de son enquête une sorte d'universalité du racisme. L'histoire des amérindiens finit par s'inviter dans le récit, d'une manière violente, intraitable. Géraldine Ruiz s'attardera aussi sur le sort réservé aux "Philippines" lors de son voyage à Hong-Kong. Et au milieu de toutes ces pérégrinations quasi-sociologiques, la journaliste raconte en transparence la condition ultra précaire des pigistes, journalistes indépendants qui partent à leurs propres frais couvrir des événements et chercher des réponses, sans garantie financière, sans sécurité et souvent, sans soutien.
Une enquête qui se dévore en quelques heures alors qu'elle aura accaparé six années de l'existence de son autrice. Cette temporalité va lui permettre de documenter au passage l'arrivée de Trump au pouvoir de la première puissance mondiale, cristallisant un peu plus le sujet qui l'amenait en premier lieu. Un récit d'intérêt général, qui résonne autant avec le passé qu'avec l'actualité.