"Milliame Vendetta" : un polar très noir de Bernard Muñoz
Paru à l’automne 2021 dans la collection Équinox aux éditions Les Arènes, ce premier ouvrage publié d’un auteur bordelais, Bernard Muñoz, conjugue la plupart des figures, thématiques et résonances propres aux conventions du thriller, du polar et du roman noir.
Au début du livre, pour signaler la dimension quelque peu dystopique du récit, se trouve une esquisse du plan d’une agglomération portuaire du nom de Milliame, aux différents quartiers et ghettos séparés en leur centre par un fleuve, ou du moins une voie d’eau, le Dhôr. Selon l’auteur, il pourrait s’agir de n’importe quelle métropole occidentale. Mais l’action du roman ne s’attache qu’à des lieux et des sites où évolue une population composée essentiellement de laissés pour compte en situation de survie, de voyous, prostituées, proxénètes, dealers de drogue, et de truands sujets à différents profits interlopes assortis de braquages à l’occasion. Leurs rôles au gré de leurs activités et trafics sont plus ou moins interchangeables selon des hiérarchies troubles, et ils agissent quasiment en symbiose avec des policiers comme fatalement véreux. Dans cet univers où sont légion les situations de chantages à différents niveaux, « le milieu » et la pègre pour résumer, le terme de « vendetta » désigne un règlement de comptes en forme de vengeance. C’est pourquoi l’ensemble du récit, comme y insiste l’auteur, se déroule sous le signe du tragique et déploie dans leur décor sordide les diverses interactions entre les tragédies individuelles de quelques personnages. Parmi eux, tout d’abord, un fils de policier devenu lui-même policier jusqu’à sa démission à la suite du meurtre non élucidé de sa compagne, Bernard Valérian. Souffrant d’une amnésie partielle quant aux circonstances du crime, il tente de se souvenir en menant sa propre enquête, alors que sa proximité avec le monde de la drogue l’a conduit comme pas mal d’autres à une sévère addiction à la roxe. Ainsi le lecteur se trouve-t-il immergé dans un environnement humain et géographique particulièrement glauque, dangereux et sans merci, où abondent les scènes de violences physiques et sexuelles des uns et des autres. Le tout a lieu dans une clandestinité avilissante sans guère d’autre horizon qu’elle-même et, cela va sans dire, dans une scandaleuse et désolante impunité propice au droit du plus fort et à un climat permanent de menaces armées et d’abus sans les moindres scrupules à l’égard des plus faibles et miséreux de ce jeu de massacre, parmi lesquels notamment des femmes. L’immersion dans un tel univers peut s’avérer d’autant plus éprouvante que rien, ou très peu, n’en transparaît habituellement aux yeux de la population d’une métropole ordinaire qui n’en est pas partie prenante ou, quand c’est indirectement le cas, bien souvent l’ignore.
"Les personnages-clés de Milliame Vendetta sont donc Bernard Valérian et son père Josef, connu aussi sous pseudonyme de quelques-uns de ses acolytes policiers et autres personnages plus ou moins secrètement patibulaires."
Non sans une certaine ambigüité, le travail des maîtres du genre et à leur suite Bernard Muñoz, émule entre autres de David Goodis et James Ellroy, a peut-être surtout pour effet de permettre aux "gens honnêtes" de se tenir à distance du pire. Cependant, et ce n’est déjà pas si mal, en vertu des spécificités de leurs démarches de création romanesque, de tels auteurs sont à même de mettre des mots à la disposition d’un public sur des réalités sans cela indicibles à l’exception des échos dont peuvent se faire porteurs le journalisme et sa déontologie. Les personnages-clés de Milliame Vendetta sont donc Bernard Valérian et son père Josef, connu aussi sous pseudonyme de quelques-uns de ses acolytes policiers et autres personnages plus ou moins secrètement patibulaires. La filiation à proprement parler tragique à plusieurs égards de Bernard, ainsi que l’ampleur de l’emprise exercée sur lui par son père, nous est révélée au cours du récit alors que Josef, vieillard paralytique à la suite d'un AVC, se trouve en grand danger de perte inexorable de la mémoire. En parallèle, le récit s’attache au parcours d’un autre personnage, vieille connaissance de Josef au nom évocateur de Caruso, et à celui de son frère adoptif Victor, en son temps spécialiste de la disparition dans le fleuve de syndicalistes gênants. Lors de l’enquête personnelle de Bernard, Franck Caruso vient d’être libéré de quinze ans de prison à la suite d’un braquage dont on lui a fait endosser à tort toute la responsabilité, lequel avait pour enjeu croyait-on parmi les acteurs eux-mêmes une importante somme d’argent. En d’autres termes, la raison de l’incarcération de Caruso était une trahison et, désormais libéré, celui-ci n’a de cesse que d’accomplir sa vengeance. Toutes proportions gardées sans grande surprise, il s’avèrera finalement que Josef était un des principaux responsables des policiers corrompus mis en scène par le roman. Et non seulement cela, se dévoilera encore la parfaite symétrie entre la corruption policière et celle d’une élite politico-économique apparemment irréprochable, mais en réalité affiliée pour son plus grand profit au système de bakchichs d’une mafia locale.
"Milliame est une ambiance. Délétère, malsaine, puante, anxiogène. Je veux plonger le lecteur là-dedans et qu'il […] ressente les traumas des gens."
En termes de ligne éditoriale, les Éditions des Arènes entendent intervenir dans le domaine du chaos politico-sociétal contemporain. Bernard Muñoz, quant à lui, nous confie qu’il a pu mener à bien l’écriture et la publication de son premier roman grâce aux encouragements de son directeur de collection : "Je suis autodidacte. Ma formation professionnelle est loin du monde artistique. […] C'est mon éditeur, Aurélien Masson, qui m'a dit que j'avais un style. Là, j'ai regardé d'une autre façon, moins naïve, ce que j'écrivais […]. J'ai compris certaines choses. Alors, j'ai écrit, réécrit le manuscrit pour que l'ensemble se tienne et qu'il soit cohérent dans sa structure. […] C'est ce travail de polissage qui a donné son style à Milliame Vendetta. Je cherche à être direct, sans une fioriture, sans tourner autour du pot. […] J'aime l'expressionnisme au cinéma, les histoires de Edgar Allan Poe et les comics de Mike Mignola et Frank Miller. Milliame est une ambiance. Délétère, malsaine, puante, anxiogène. Je veux plonger le lecteur là-dedans et qu'il […] ressente les traumas des gens. [...] Milliame représente l'échec de nos sociétés du vivre-ensemble. Elle montre, d'une certaine façon, ce que nous avons raté dans les grandes largeurs."
Milliame Vendetta, de Bernard Muñoz
Éditions Les Arènes
Collection Équinox
Octobre 2021
384 pages
12,90 euros
ISBN : 979-10-375-0120-2