"Mon Père", entre repère et chimère


Mon Père, court métrage de Jordan Raux, explore, à partir de son histoire familiale, une histoire de la diaspora vietnamienne dans la France des années soixante. Nous suivons une tranche de la vie de Linh et de sa fille de quatorze ans, Jeanne. Elles vivent depuis la fin de la guerre d’Indochine dans un camp destiné à accueillir les plus pauvres des Vietnamiens rapatriés en France. Un jour, Linh parvient à trouver l’adresse du père de Jeanne. Ensemble, elles partent à sa rencontre. Mon père transporte le public entre pudeur et violence, entre rêve et réalité crue. Le film a été sélectionné pour le prix du court métrage des lycéens Haut les courts !
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Quelle est l’origine du projet, les raisons pour lesquelles vous avez réalisé ce film ?
Jordan Raux : Je suis Franco-Vietnamien d'origine : mon père est né à Hô Chi Minh. Ma grand-mère et sa famille ont passé deux ans dans le camp que j'ai filmé. Puis mon grand-père a trouvé un travail en région parisienne, donc la famille a déménagé. Mon père avait deux ans à son arrivée en France.
Quand j’étais plus petit, j’ai voyagé avec lui et nous sommes allés plusieurs fois dans ce camp parce qu'il voulait me montrer ce que c'était. C’'est une histoire qui m'est restée et, plus tard, je me suis dit : « Pourquoi ne pas en faire un film ? ».
Parce qu’un tel parcours cristallise beaucoup de questionnements, par exemple sur les traces de la colonisation en France, et de leurs répercussions sur les populations de la diaspora vietnamienne notamment. J'ai tendance à penser que c'est plus facile pour ma génération de porter un regard différent sur le passé, dans le sens où on ne l'a pas vécu. Je suis parti de de l'histoire de ma grand-mère pour aller vers quelque chose de plus général.
Au départ, ce film n'était pas un court métrage. J'avais eu l'idée d'un long métrage et même d'une série. Mais comme c’était mon premier film, je me suis dit que ce serait une bonne idée d'en faire un court. J’ai écrit un premier jet de scénario en 2020, cherché des producteurs, et j'ai rencontré Ethan Selcer, de Quartett Production, qui a adoré le projet.
Pourriez-vous commenter cet extrait et expliquer pourquoi vous l’avez choisi ?
Jordan Raux : J’ai choisi cette scène parce que, pour moi, c'est le pilier du film. C’est donc autour d'elle qu’il a été construit. J'avais en en tête de montrer la fin d'un rêve, l'allure d'une chute. C'est une scène qui a été particulièrement difficile à filmer : contrairement aux autres, j'avais un gros découpage et énormément de plans à tourner parce qu’à ce moment-là du film, le rythme change. C’est plus brutal, plus coup de poing. Cette scène peut être divisée en trois temps : il y a l’avant, c’est-à-dire le rêve de Linh, qui est aussi devenu celui de Jeanne. Je filme mère et fille ensemble, dans le même mouvement, pour cette montée d’escalier symbolisant le sommet que Linh peut atteindre. Puis je crée graduellement la rupture. A partir du moment où Linh sonne, je fais un travelling avant vers elle et cela me permet deux choses. La première est liée au son : les cris du bébé nous permettent de comprendre que le mari a refait sa vie. La deuxième, c’est la séparation des visages de Linh et de Jeanne. La violence du choc montre soudainement toute la solitude de Linh quand son rêve prend brutalement fin et que la réalité surgit. Enfin, je filme la chute, la désillusion. La lumière qui s’éteint, les marches que les deux femmes redescendent, avec un traveling arrière qui donne la sensation de tomber.
On le voit dans cet extrait, mais c’est le cas tout au long du film, votre travail sur la lumière est très précis…
Jordan Raux : C’est un peu un film de fantômes, finalement. Petit à petit, on réalise que Linh et Jeanne sont des errantes, surtout Linh qui n'a pas réussi à trouver véritablement sa maison, qui refuse de vivre au camp et qui a toujours pensé qu'elle allait vivre ailleurs avec son mari. Or, quand elle le retrouve enfin, il n’est une ombre derrière un drap, un fantôme de cinéma. Le choc est tellement violent pour Linh et Jeanne que j’ai voulu travailler sur leur transformation en fantômes à elles aussi. Quand elles repartent et prennent le train retour, on ne les voit pas elles-mêmes, on ne voit que leurs reflets sur la vitre sale. Leurs contours ne sont pas tout à fait nets. Il y a quelques lumières qui passent depuis l'extérieur, mais ce sont des images qu'on a du mal à fixer dans notre tête.
Sur quoi travaillez- vous en ce moment et quel sera votre prochain projet ?
Jordan Raux : Je ne peux pas vraiment en parler parce que j’hésite. J'ai deux projets en tête et je travaille sur les deux pour essayer de déterminer lequel serait mon premier long métrage.
Même si n'exclus pas de retravailler sur ce sujet plus tard, parce que ça pourrait faire un très beau long métrage, j'ai envie de passer à autre chose avant de m’y pencher à nouveau. Ne serait-ce que pour avoir un recul supplémentaire.
Jusqu’à présent, je me suis centré sur les personnages de Linh et Jeanne, mais il y a tellement d'histoires, on m'a raconté tellement de choses intéressantes sur ce camp, qu’elles auraient toutes leur place dans un long métrage.

Chloé Marot a été journaliste, programmatrice littéraire et opératrice culturelle. Début 2025, elle rejoint le département Livre d’ALCA pour développer et animer en Nouvelle-Aquitaine un réseau dynamique d’acteurs et d’actrices de la lecture publique (bibliothèques, médiathèques, associations, etc.) et de partenaires institutionnels.