Motifs du feu
Le réalisateur Youssef Chebbi explore, dans son long métrage Ashkal, l'enquête de Tunis, un nouveau quartier en chantier de Tunis, une ruine moderne peuplée d’ombres qui connaît une mystérieuse série d’immolations. Mêlant les genres policier, fantastique et politique avec une grande maîtrise formelle et des interprétations ouvertes, Ashkal, l'enquête de Tunis ouvre une voie originale.
Ashkal, en arabe, signifie forme ou motif au pluriel. Votre film se situe après la révolution en Tunisie, dans un quartier en chantier nommé Les Jardins de Carthage. Comment est né ce film ?
Youssef Chebbi : Tout a commencé pour moi en marchant dans ce lieu, en l’observant. C’est une sorte de ville dans laquelle il n’y a presque plus d’interventions humaines, qui se fait toute seule, comme si elle créait ses propres motifs de manière autonome. Quand j’ai découvert ce quartier, les travaux avaient été arrêtés depuis la révolution. C’était une ruine moderne et immense. On y jetait des matériaux sur des friches, ce qui entraînait des mutations du paysage, des choses étranges, des totems, des installations. L’endroit était très riche visuellement. Il y avait un chaos et une abondance. Les fenêtres vides des immeubles donnaient aussi un aspect très pictural et géométrique. C’est souvent un lieu et ce qu’il s’en dégage qui m’inspirent pour y déposer une fiction sans modifier ce qui existait déjà, en le respectant.
Comment décrire ce quartier ?
Y. C. : Il est situé entre Tunis et la zone chic de la banlieue nord. Il est proche de Carthage. L’ancien régime a commencé à le construire à son image, pour ses proches et ses notables. Ils ne l’ont pas imaginé en harmonie avec Tunis où les gens se croisent et se connaissent entre voisins. C’est un modèle de ville standard venu d’ailleurs, un genre de ville préfabriquée qui respire la richesse mais qui est très factice. On a l’impression d’être dans un décor de cinéma. Il n’y a pas en Tunisie la culture du squat comme en France. Les immeubles comme ceux-là restent vides avec seulement un gardien vivant dans une toute petite pièce. Il y en a beaucoup à Tunis, ils ponctuent la ville. Le film adopte le mouvement de cette forme de propagation.
Vous évoquez votre volonté de ne pas être exotisant, d’éviter les stéréotypes de la représentation du Maghreb et de la Tunisie…
Y. C. : C’est très important pour moi. Le décor de ce film pourrait être dans n’importe quelle ville. Ce sont des lieux non habités, sans empreinte culturelle. C’est de l’architecture nue. Cela aide à s’extraire d’un orientalisme ou d’un exotisme. Le fait de ne pas trop psychologiser les personnages permet également d’éviter les stéréotypes. Cette question de l’exotisme concerne ceux qui viennent faire des films en Tunisie, mais aussi des cinéastes tunisiens qui parfois peuvent vendre de manière simpliste une identité et une culture. C’est vrai que cela me dérange. C’est aussi lié à un circuit de production, qui vient par exemple de France. On peut sentir de ce côté-là une envie de simplification. Pour Ashkal, on nous a presque demandé d’identifier clairement notre film pour que l’on comprenne de quelle Tunisie on parlait. Après la révolution, je me disais naïvement que le cinéma allait participer à l’effritement d’une image de la Tunisie produite et vendue par l’ancien régime, un pays d’accueil, chaleureux, etc. Cela prend du temps, mais j’ai l’impression que l’on s’affranchit de certains impératifs, comme celui de devoir être formellement réaliste et de raconter des histoires réelles. J’aimerais que l’on se dise qu’il est possible de faire du film de genre avec ses codes, mais en y mêlant des éléments et des histoires propres à la Tunisie.
"Un culte du feu se met en place dans le film. Qu’il soit destructeur ou purificateur, c’est une forme de croyance, avec ses dogmes et ses lois."
Pourquoi filmez-vous ce lieu avec tant de travellings, de mouvements de caméra qui avancent avec lenteur dans les immeubles ?
Y. C. : Il y a peu d’endroits où l’on peut marcher à Tunis. C’est une ville étendue, tout se fait en voiture. J’ai découvert le lieu à pied et nous filmons l’enquêtrice Fatma au rythme de sa marche, de sa plongée dans le labyrinthe intérieur des immeubles. Des mouvements sans personnages donnent aussi un regard à ces immeubles, ils les personnifient. C’est le point de vue de l’immeuble sur l’extérieur.
Vous avez collaboré avec François-Michel Allegrini pour l’écriture du scénario, comment avez-vous écrit ensemble ?
Y. C. : J’avais déjà écrit quelques versions quand François est intervenu. Tout ce qu’il y a de personnel dans le récit était là.
François et moi nous connaissons depuis le lycée, il est mon plus vieux copain cinéphile. Il synthétise beaucoup plus les choses que moi. Il m’a convaincu de vraiment utiliser les codes des films de genre, avec des personnages qui vont concrètement chercher des informations et des indices. Le lieu inspire aussi quelque chose de fantastique. Le côté politique, lui, est apparu plus tard. En travaillant avec le motif du feu et de l’immolation, on ne pouvait pas y échapper. Le sujet propose tant de lectures que les différents genres se sont mêlés progressivement.
L’immolation est le motif central de votre film. Vous faites référence à Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé le 4 janvier 2011, mais nous savons peu que ces sacrifices ont ensuite continué…
Y. C. : Il y en a eu beaucoup, jusqu’à aujourd’hui, avec un pic entre 2013 et 2015 où des centaines de personnes se sont immolées chaque année. Il existe une sorte de contamination qui passe beaucoup par les réseaux sociaux. Quand on a tourné à l’hôpital des grands brûlés d’El Moulouj, à Tunis, le quartier où vivait Mohamed Bouazizi, le personnel nous a dit qu’ils en recevaient chaque jour. C’est un geste qui reste assez incompréhensible. Son impact politique est beaucoup moins fort qu’avant, il n’entraîne plus un éveil populaire. Certaines personnes s’infligent sans doute cela pour provoquer le regard du pouvoir, d’autres pensent qu’on leur proposera un travail s’ils s’en sortent. Cela devient un geste désespéré qui s’est banalisé. Le film évite peut-être l’oubli.
Il y a un personnage mystérieux dans votre film, que l’on pourrait nommer le Purificateur, celui qui donne le feu…
Y. C. : Ce personnage introduit le fantastique, mais il échappe à une forme de définition. Il peut être vu comme un prophète, un terroriste, un anarchiste ou un sauveur. On ne voit pas son visage et on pense forcément à la question de la représentation du sacré dans l’islam, à l’absence d’images. Des miniatures perses montrent ainsi le prophète avec une flamme qui lui cache le visage. La personne qui s’immole, elle, perd ses traits, son identité. Les miniatures perses dialoguent avec les vidéos d’immolation sur Facebook et ces personnes devenues des torches humaines sans visage.
Racontez-vous aussi une société qui n’arrive pas à changer malgré la révolution, avec un ancien régime corrompu et violent qui ne veut pas lâcher le pouvoir ?
Y.C. : C’est un film d’imagination, mais il y a bien sûr quelque chose de cela. Néanmoins, Ashkal me fait d’abord penser à l’énergie que l’on ressent en Tunisie. L’atmosphère est volcanique, le feu y est une entité vitale et créatrice, mais cette énergie a aussi entraîné le geste de Bouazizi. Il y a deux mondes en Tunisie : celui du pouvoir tenu par des hommes qui vieillissent, qui ne sont plus connectés à la réalité, et un formidable bouillonnement créatif de la jeunesse, qui est aussi explosif parce qu’il n’est pas encore canalisé pour construire.
Votre personnage féminin, Fatma, qui incarne la nouvelle génération, résiste-t-elle à une certaine fascination de la destruction ou de l’autodestruction par le feu ?
Y.C. : Pour moi, oui. Un culte du feu se met en place dans le film. Qu’il soit destructeur ou purificateur, c’est une forme de croyance, avec ses dogmes et ses lois. Fatma acquiert le statut de témoin. Elle voit ce qu’il se passe, mais elle garde son esprit critique. Elle ne fonce pas aveuglément. C’est peut-être important d’essayer de changer les choses de manière moins radicale.
Ashkal, l’enquête de Tunis
Un film de Youssef Chebbi
Produit par Supernova Films, Blast Film et Poetik Film
Distribué par Jour2fête