"Nos invisibles" ou les fragments d'histoires
Le recueil Nos invisibles est paru au tout début de l’année 2024, porté par une des lignes directrices des éditions Cambourakis : l’ouverture sur le monde, vers la culture de l’autre.
En couverture, une rose des sables. Le lecteur pense alors au désert. Sa couleur verte cependant l’intrigue. Et qui sont, que sont ces invisibles qui nous appartiennent ? Les premières pages ne lèvent pas l’énigme : un texte en prose par page, une femme dans un taxi en ville et puis, des forêts, des petites filles et la forêt…
Les petites filles errent dans la forêt. Peut-être la forêt les sauve-t-elle. Lorsqu’elles disparaissent, quelqu’un les surnomme les traîne-bruyères. C’est ainsi que l’on nomme celles qui ont bu le sirop des chemins et en ont pris le goût […] La forêt est forêt, pas autre chose. Arbres, racines, trouées de lumière et lianes resserrées.
Le lecteur est un peu perdu, lui aussi. Il poursuit, erre au gré des fragments d’histoires.
Dans l’émission Ratures de la Radio bordelaise La clé des ondes, le 31 décembre 2023, l’autrice décrit son ouvrage comme "un poème documentaire composé de textes hybrides, entre l’essai, la poésie, l’intime". Elle dit "son envie de tisser des voix, d’écrire une sorte de pièce-paysage." La voix des autres et parfois la sienne, s’entremêlent.
Dans mon carnet rouge, j’écris : Fixer, garder trace. Traverser la mobilité familiale, d’une terre à une autre, entre les langues, sans archives, sans légendes, sans attachement aux espaces dont il faut sans cesse se déprendre, sans perdre cette énergie du recommencement et cette idée que l’histoire s’écrit en nous dans un lieu mouvant.
Tout le texte est construit sur le tissage des voix. Qui sont, que sont, alors nos invisibles ? "On est tout ce qu’on voit et tout ce qu’on ne voit pas."
Et si nos invisibles étaient nos histoires ?
Celles, inoubliées, qui nous constituent, nous touchent profondément, au point de vouloir les écrire, les relier, pour témoigner, pour partager. En désordre dans nos mémoires, elles ressurgissent à l’occasion d’événements tragiques dans l’actualité du monde, de rencontres avec des œuvres, lectures, chants, créations plastiques.
Pour l’autrice "tout prend appui au départ sur un fait divers : les violences faites aux femmes à Hassi-Messaoud", centre pétrolier du Sahara algérien, en 2001, par des hommes refusant la liberté de ces femmes seules, veuves ou divorcées.
Juillet 2001, quelques lignes dans le journal : Femmes lynchées à Hassi-Messaoud – Abandonnées en périphérie de la ville.
Souffrances, départs, exil, enfants perdus et puis... guérisons, renouveau, belles rencontres, sur tous les territoires, géographiques, intimes : le recueil tisse ces histoires, celles des femmes d’Hassi-Messaoud, celles des hommes expatriés, ouvriers dans le désert, celles de tous les exilés, celles des enfants perdus, et, dans une sorte de chant, les mélange avec des contes de l’enfance et des œuvres de création plastique.
S’ancrer quelque part, avec d’autres, chercher les prises, pour dire, former refuge à plusieurs mains, à plusieurs voix.
Trouver une maison pour s’établir, se rétablir : Le conte Boucle d’or ressurgit, transposé :
Le visage balayé par le soleil, il est debout au milieu d’une clairière. Face à lui une maison baignée de lumière. Il entre. Il ne s’étonne pas de trouver un bol à son nom : Petit garçon. Et une chaise à sa taille. Il se met à table. Ferme les yeux, écoute le chant de ces langues, écoute les eaux calmes et tumultueuses qui les ont menées jusqu’à toi, prends ce bol en bois sculpté siècle après siècle dans le corps des arbres, ouvre les yeux, tu es toujours toi-même et un peu plus.
Trouver la lumière, le calme, pour revivre sereinement : l’autrice se souvient de la Pierre à lait de Wolfgang Laib, une de ces vraies rencontres qui nous transforment.1
Du lait sur une pierre de marbre de Carrare meulée manuellement par l’artiste sur la face supérieure de façon à présenter une légère concavité : "Pour moi, dit l’artiste, le marbre est une pierre – un être vivant comme le lait – et le marbre blanc a cette pureté et cette densité qui s’harmonisent avec la pureté du lait. Le lait sur la pierre, c’est si calme, si incroyablement calme."2
Un matin, le gardien du musée éponge le carré blanc, verse le lait sur le marbre, essuie les contours. Il ouvre les portes. La pierre vibre. Une passée liquide dans la lumière.
Wolfgang Laib ouvre, à travers des gestes sculpturaux minimes, silencieux, des espaces intérieurs gigantesques. Ex-médecin, il sait qu’une œuvre peut changer l’espace, peut changer le regardeur, qu’elle est une forme de soin.
Ce partage des récits, de nos histoires, est au coeur d’une toute nouvelle formation (diplôme universitaire de Médecine narrative) destinée aux soignants, mise en place au sein de la Chaire de médecine narrative fondée en novembre 2023 à Bordeaux. Cette discipline, basée sur l’analyse structurelle de textes littéraires, permet aux soignants de mieux écouter les récits des patients, leurs sensations, afin d’améliorer la relation de soins.
L’autrice y anime des ateliers, en parfaite cohérence avec l’œuvre littéraire qu’elle est en train de faire naître.
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1. Voir dans Esthétique de la rencontre de Baptiste Morizot, ce qui différencie la non-rencontre, puis la fausse rencontre de la vraie rencontre, celle qui a transformé un pan de nos manières de sentir, de percevoir, de concevoir, d’agir.
2. In Wolfgang Laib, catalogue de l’exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris, du 11 octobre au 30 novembre 1986.